21 Octobre 1953. Dans les salles de cinéma de Tōkyō, un nouveau film est à l’affiche. Les spectateurs prennent place et les projectionnistes s’activent. Ensemble, ils s’apprêtent à découvrir Les aigles du Pacifique (Taiheiyō no washi 『太平洋の鷲』, aussi connu sous le nom d’Opération kamikaze), l’histoire du très célèbre amiral Yamamoto Isoroku 山本五十六, responsable de l’attaque de Pearl Harbor et stratège pendant la bataille de Midway. En quelques semaines, le film remporte un succès foudroyant : avec 163 millions de yens de recettes, il se classe troisième au box-office japonais de 1953. Sans le savoir, Honda Ishirō 本多 猪四郎 – réalisateur du film et père du futur Godzilla – se trouve à l’aube d’un mouvement cinématographique qui marquera le Japon des années 1950 : les films de guerre.

Moins de dix années se sont écoulées depuis la défaite de 1945 et le serment de paix inscrit dans l’article 9 de la Constitution japonaise en 1946. Pourtant, studios, réalisateurs et scénaristes se lancent dans la production de films traitant principalement et explicitement de la guerre. Cet engouement de la part des producteurs comme des spectateurs peut, à première vue, paraître surprenant pour un pays dont l’immédiate après-guerre ne semble obéir qu’à un seul et unique mot d’ordre : le pacifisme. S’agit-il alors d’un simple relent militariste ou d’un paradoxe bien plus complexe, cachant l’ambivalence d’un peuple à la recherche de son passé ?
Une autre question se pose : pourquoi les films de guerre ne resurgissent véritablement qu’au début des années 1950 ? En réalité, après sa capitulation, le Japon connaît sept années d’occupation américaine (1945-1952) durant lesquelles il poursuit un processus strict de démocratisation. Le Commandement Suprême des Forces Alliés (SCAP), une administration militaire chargée de réformer le pays, n’hésite pas à recourir à la censure des médias de masse comme le cinéma : 232 films militaristes sont interdits, des négatifs d’archives sont brûlés et la projection de films d’époque est limitée.
En novembre 1946, cette censure se renforce, avec l’interdiction de certains sujets, comme l’inspiration militariste, le mépris de la vie humaine, l’approbation directe ou indirecte du suicide, l’admiration de la cruauté ou de la violence injustifiée… Simultanément, le SCAP décide de réorienter le cinéma japonais, notamment grâce à des films documentaires comme Freedom to Learn ou How Laws Are Made. Mais, en 1952, la fin effective de l’occupation américaine et de sa censure, obtenue suite au traité de San Francisco du 8 septembre 1951, redonne au cinéma japonais la liberté de réfléchir son histoire.
Dès 1953, les films de guerre, par leur renouveau thématique, incarnent cette question du passé et de l’expérience vécue. Tandis que certains portent encore les stigmates d’une culpabilité expiatoire comme Écoutez les grondements de l’océan (Nihon senbotsu gakusei shuki: Kike wadatsumi no koe 『日本戦歿学生の手記 きけ、わだつみの声』), sorti en 1950, d’autres révèlent pour la première fois les réalités du conflit.
C’est le cas du film américain de 1949 Task Force (Horizons en flammes en français), sorti au Japon en 1953. Ce dernier, dans lequel joue Gary Cooper, compte parmi les films à succès qui ont permis à la population d’apprendre l’existence des défaites subies par l’armée japonaise, dans ce cas particulier, celle de Midway. L’information en temps de guerre était, en effet, extrêmement limitée et la censure ne permettait que la production de films patriotiques. Mais, au-delà de la souffrance ou de l’information, quatre thèmes principaux caractérisent cette nouvelle vague des films de guerre japonais des années 1950.

Dans presque chaque film, il est avant tout question d’un drame, mêlant la souffrance au frisson, dans un savant mélange de spectaculaire. Ainsi, Honda Ishirō, avec Les Aigles du Pacifique en 1953 et Adieu Rabaul (Saraba Rabauru 『さらばラバウル』) en 1954 , ou encore Tazaki Jun 田崎潤, avec L’Amiral Yamamoto et la flotte combinée (Gunshin Yamamoto gensui to rengōkantai 『軍神山本元帥と連合艦隊』) en 1956, présentent des personnages désespérés par une guerre qu’ils maudissent, mais qu’ils mènent jusqu’au bout dans des scènes de combat aussi dramatiques que frissonnantes.
La marine japonaise constitue l’une des figures de proue de ce thème. Elle est présentée comme une source de fierté, offrant une vision alternative de la guerre : ses soldats ne sont pas dépeints comme des criminels, mais comme des êtres disciplinés, loyaux, raisonnables et sceptiques quant à la guerre. Cette narration est possible du fait de son éloignement des conflits terrestres, trop souvent en lien avec l’incarcération et le traitement des prisonniers de guerre étrangers.
Régulièrement, le thème de la nostalgie se retrouve également dans ces films, où les réalisateurs tentent de susciter la compassion de leur audience. Le public, majoritairement masculin, n’hésite pas à applaudir le capitaine Wakabashi 若林, pilote d’un chasseur zéro dans le film Adieu Rabaul, défendant sa base au péril de sa vie. À l’époque, ce sentiment ne laisse personne indifférent, y compris certains intellectuels progressistes de gauche, comme le célèbre philosophe et historien Tsurumi Shunsuke 鶴見俊輔.
Ces personnages, pris dans des situations dramatiques pouvant susciter de la nostalgie, incarnent, par ailleurs, un certain héroïsme à travers des figures individuelles. Qu’il s’agisse de l’amiral Yamamoto dans Les aigles du Pacifique ou du capitaine Wakabashi d’Adieu Rabaul, ces deux soldats accomplissent leur devoir envers le Japon, malgré une mort qui semble inévitable. L’un comme l’autre sont de brillants soldats, plein de ressources, courageux, indépendants. Mais, par-dessus tout, ils s’opposent à la guerre, haïssent les souffrances qu’elle provoque comme la violence qu’elle apporte. Les aigles du Pacifique accentue particulièrement ce paradoxe, à tel point que le critique Ueno Ichirō 上野一郎 commente dans un article de la revue spécialisée Kinema junpō キネマ旬報, daté du 8 novembre 1953, que le film est incertain sur ses objectifs.
Cependant, cet archétype du héros de guerre militaire ne tarde pas à être bousculé par une trilogie de 9 h 30, puissamment antimilitariste, dont le très célèbre critique anglais David Shipman dit en 1984 qu’elle est incontestablement la plus grande œuvre jamais réalisée, mais aussi la plus longue. Sortie entre 1959 et 1961, la trilogie La Condition de l’homme (人間の條件) de Kobayashi Masaki 小林正樹 ose pour la toute première fois briser le tabou de la seconde guerre sino japonaise (1937-1945) et de l’occupation de la Chine, et questionner la moralité, la complicité et la conscience individuelle.
La trilogie présente l’histoire de Kaji, un jeune employé d’une grande compagnie de chemins de fer envoyé en Mandchourie en 1943. Là-bas, il est conscrit de force après avoir tenté de défendre des travailleurs chinois face aux violences des militaires. Dans ces films, notamment les deux premiers, le véritable ennemi de Kaji est l’armée japonaise – même si ce dernier reste encore dépeint comme un excellent soldat, plein de ressources et particulièrement ingénieux.

Enfin, les réalisateurs de films de guerre japonais n’ont pas délaissé le thème très clivant des prisonniers de guerre, représentant particulièrement à l’écran ceux qui n’étaient alors que de simples soldats (rang B et C ou moins) plutôt que les chefs militaires et politiques condamnés aux procès de Tōkyō (rang A). Ces films, véritables plaidoyers pour le soldat ordinaire pris dans des circonstances extraordinaires, présentent les antihéros japonais de l’époque : ni braves, ni ingénieux, pas non plus mauvais, ces militaires sont définitivement normaux, souvent forcés à commettre des atrocités sous la menace de leurs supérieurs directs.
La sous-catégorie des haha mono (母もの), des films centrés sur la souffrance des mères de criminels de guerre, devient ainsi une thématique emblématique dès 1952. Quelques titres restent aujourd’hui extrêmement connus, comme La mère de Sugamo (Sugamo no haha 『巣鴨の母』, 1952) d’Adachi Nobuo 安達伸生, et notamment Je veux devenir un coquillage (Watashi ha kai ni naritai 『私は貝になりたい』, 1958) de Hashimoto Shinobu 橋本 忍. Ce film, reprenant une série diffusée initialement à la télévision, connaît un tel succès que trois versions plus récentes sortent successivement en 1994, 2007 et 2008.
Parfois très critiqués à l’époque, les films de guerre japonais des années 1950 obtiennent pourtant bien souvent un accueil chaleureux du public. Nombreux sont les spectateurs qui ressentent de la fierté pour l’amiral Yamamoto ou témoignent de la compassion pour le pilote de zéro Wakabashi. Certains écrivent des lettres de remerciement à Gomikawa Junpei 五味川純平, l’écrivain du bestseller à l’origine de La condition Humaine ; d’autres considèrent inscrite à jamais dans la culture populaire nippone la phrase « Je veux devenir un coquillage » comme le symbole des prisonniers de guerre japonais. Loin d’être ce simple relent militariste tant redouté par les États-Unis, ces films de divertissement, par leurs multiples facettes, sont l’occasion d’un moment d’introspection. De l’éloge à la tragédie, en passant par la nostalgie ou l’héroïsme, ils dépassent pour la première fois l’horizon du peuple victime, pour explorer de manière plus complexe les souvenirs d’individus à la recherche de leur identité.
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Bibliographie
FEITH Michel, « La réorientation du cinéma japonais pendant l’occupation américaine (1945-1952) », dans Revue Française d’Études Américaines, n°53, Paris, Belin, 1992, 311 p., pp. 223-231, [en ligne] https://www.persee.fr/doc/rfea_0397-7870_1992_num_53_1_1470 (dernière consultation le 22/04/2020)
WILSON Sandra, « Film and Soldier: Japanese War Movies in the 1950s », dans Journal of Contemporary History, vol. 48, n°3, Newbury Park, SAGE Publications, 2013, 641 p., pp. 537–555, [en ligne] https://www.jstor.org/stable/23488421#metadata_info_tab_contents (dernière consultation le 22/04/2020)