Les Turcs ont passé là. Tout est ruine et deuil.
Chio, l’île des vins, n’est plus qu’un sombre écueil,
Chio, qu’ombrageaient les charmilles,
Chio, qui dans les flots reflétait ses grands bois,
Ses coteaux, ses palais, et le soir quelquefois
Un chœur dansant de jeunes filles.
Tout est désert. Mais non ; seul près des murs noircis,
Un enfant aux yeux bleus, un enfant grec, assis,
Courbait sa tête humiliée ;
Il avait pour asile, il avait pour appui
Une blanche aubépine, une fleur, comme lui
Dans le grand ravage oubliée.
Ah ! pauvre enfant, pieds nus sur les rocs anguleux !
Hélas ! pour essuyer les pleurs de tes yeux bleus
Comme le ciel et comme l’onde,
Pour que dans leur azur, de larmes orageux,
Passe le vif éclair de la joie et des jeux,
Pour relever ta tête blonde,
Que veux-tu ? Bel enfant, que te faut-il donner
Pour rattacher gaîment et gaîment ramener
En boucles sur ta blanche épaule
Ces cheveux, qui du fer n’ont pas subi l’affront,
Et qui pleurent épars autour de ton beau front,
Comme les feuilles sur le saule ?
Qui pourrait dissiper tes chagrins nébuleux ?
Est-ce d’avoir ce lys, bleu comme tes yeux bleus,
Qui d’Iran borde le puits sombre ?
Ou le fruit du tuba, de cet arbre si grand,
Qu’un cheval au galop met, toujours en courant,
Cent ans à sortir de son ombre ?
Veux-tu, pour me sourire, un bel oiseau des bois,
Qui chante avec un chant plus doux que le hautbois,
Plus éclatant que les cymbales ?
Que veux-tu ? fleur, beau fruit, ou l’oiseau merveilleux ?
— Ami, dit l’enfant grec, dit l’enfant aux yeux bleus,
Je veux de la poudre et des balles.[1]
Personne ne vit à l’abri des images d’enfants prenant les armes pour combattre. Embrigadé, victime ou bien engagé volontaire, l’enfant, c’est-à-dire l’humain âgé de moins de 18 ans selon la législation internationale, est confronté à un amas de violence qui laisse des séquelles.
De nombreux films, livres ou poèmes décrivent les enfants soldats, mais ils ne sont pas propres au XXIe siècle, puisque leur présence sur les champs de bataille va au-delà de notre époque.
En 1829, Victor Hugo, homme politique, poète, dramaturge, écrivain et romancier français, publie Les orientales. Ce recueil de 41 poèmes s’inscrit dans le courant romantique qui traverse l’Europe. Omniprésent sur le vieux continent dès le début du XIXe siècle, le romantisme est un mouvement difficile à cerner par les différentes formes qu’il revêt. De manière globale, il est caractérisé par l’exaltation des sentiments, la liberté, une volonté sociale, comme avec les poésies « prolétariennes » de George Sand, mais aussi la célébration de la nature. Le romantisme voyage avec le thème de l’Orient qui devient central. L’ensemble du recueil d’Hugo nous emmène en Orient, dans une Grèce en quête de liberté face à l’Empire ottoman, mais aussi à Grenade. La guerre, l’amour, l’hospitalité et les sentiments les plus violents y sont peints. Et au milieu de tout cela, se trouve L’enfant au poème XVIII.
Sous domination ottomane depuis le milieu du XVIe siècle, plusieurs évènements à la fin du XVIIIe siècle ouvrent la possibilité à la Grèce de réclamer son indépendance. L’archevêque de Patras déclenche officiellement la guerre de libération le 25 mars 1821. Les Grecs et les Turcs s’entretuent. Dans ce contexte, les Ottomans massacrent la population de l’île Chio en avril 1822, ce qui produit une vague d’indignation à travers l’Europe. C’est au cœur de cet événement que Victor Hugo plante le décor de son poème.
Les deux premières strophes des six qui composent le poème font passer l’île d’un paradis terrestre, Chio, à un enfer, avec le champ lexical de la destruction (ruines, désert, sombre, murs noircis).
Dans cette peinture morne de l’île, le lecteur fait connaissance de l’enfant « aux yeux bleus ». « Humilié », « pieds nus », ce jeune inconnu devient le fils conducteur du poème. À travers la pureté de l’enfant « ce lys, bleu comme tes yeux bleus », « ta tête blonde », se dessine la perte de l’innocence face aux horreurs de la guerre « pour essuyer les pleurs de tes yeux bleus ».
Se mettant à sa hauteur, l’auteur questionne l’enfant dans les trois dernières strophes, « Que veux-tu ? Bel enfant, que te faut-il donner », s’interroge « Qui pourrait dissiper tes chagrins nébuleux ? ». Cet enchaînement d’interrogations tend à exprimer une aide que l’auteur voudrait apporter à l’enfant. Il cherche par des mots et des gestes à le consoler, mais l’enfant répond : « Ami, […] Je veux de la poudre et des balles ».
Deux grandes idées émergent ainsi de ce poème.
Dans la vision romantique, dont Victor Hugo est imprégné, le poème met l’accent sur l’espoir grâce à la figure de l’enfant. En effet, « l’enfant » symbolise la lutte patriotique et l’avenir. Dans la seule phrase du poème prononcé par le jeune garçon, « Je veux de la poudre et des balles », cette idée ressort. Elle est importante, car le romantisme a un certain attachement au nationalisme et à l’idée de renaissance de la nation par les enfants. Le discours du garçon apparaît comme un espoir de renouveau face à l’Empire ottoman : la Grèce éternelle survivra.
L’idée de l’enfant comme « l’espoir », comme avenir, mais aussi comme combattant, est très présente chez Victor Hugo, avec la figure de Gavroche dans Les Misérables, par exemple. Gavroche, l’enfant de Paris prend part aux événements de 1832, car il est là, chez lui. Il incarne la jeunesse du mouvement et son avenir.
Bien qu’il y ait une idée « d’avenir » dans le rôle de l’enfant, le poème est marqué par une certaine critique de la guerre, comme l’ensemble du recueil. La guerre fait sortir le jeune garçon de l’innocence face à la mort qui frappe de plein fouet. En inversant les rôles entre l’enfant et l’adulte, Hugo pousse le lecteur à s’interroger. Est-ce à l’adulte d’être consolateur face à un enfant qui n’est pas décideur de cette guerre ? Est-ce à l’enfant de prendre de la « poudre » ?
Daté de 1829, le poème affiche une critique de la place des enfants et adolescents dans les conflits armées qui résonne encore aujourd’hui dans les différentes régions du monde, où ceux-ci sont utilisés à des fins militaires.

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Bibliographie :
HUGO Victor, Les orientales ; Les feuilles d’automne, Paris, Librairie générale française, 2000, 447 p.
[1] HUGO Victor, Les orientales ; Les feuilles d’automne, Paris, Librairie générale française, 2000, 447 p., pp. 135-136
