napalm

Le napalm : de sa théorisation à son interdiction

Au moment de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis projetaient de diversifier leur doctrine militaire en ce qui concerne les moyens à disposition de l’armée. Jusqu’à présent, les armes incendiaires étaient quelque peu délaissées au profit de celles dites chimiques. Du gaz lacrymogène pour disperser au gaz moutarde pour incapaciter[1], en passant par l’emploi du chlore qui affecte la vue et la capacité à respirer[2], l’intention principale était surtout de brouiller l’ennemi pour mieux prendre le dessus sur lui. Avec le passage aux armes incendiaires, les conséquences changèrent. Si ces dernières ont mis du temps à monter sur le devant de la scène, c’est en partie à cause des difficultés techniques rencontrées pour mieux les déployer.

En juin 1940, le National Defense Research Committee américain[3] fut créé et lança dès sa mise en place un grand chantier pour faire rattraper le retard technologique en matière d’armes incendiaires. Et il n’aura pas fallu attendre très longtemps avant que le napalm ne vienne changer drastiquement la situation[4]. Le 4 juillet 1942, d’ultimes essais venaient conclure une série d’expériences menées sur le campus de Harvard.

L’invention du napalm est attribuée à Louis Fieser[5] (1899-1977), un chimiste américain. Le terme « napalm » est la contraction du naphtalène et du palmitate. Toutefois, ce n’est pas sous sa forme originale qu’il est le plus connu et utilisé. En effet, le caractère imprévisible de son inflammabilité obligea les chercheurs à lui trouver de nouvelles propriétés pour mieux le contrôler. Ainsi naquit le « napalm-B ». C’est au moment de la guerre du Vietnam que l’armée américaine l’utilisa le plus. Ce nouveau napalm ne contenait finalement aucun des deux composants lui ayant donné son nom. À la place, furent utilisés du polystyrène, du benzène et de l’essence. Ses composants le rendaient plus facilement manipulable à la fois pour le créer autant que pour l’utiliser.

Cependant, avant d’être interdit par les Conventions de Genève en 1980 et par une convention des Nations unies, le napalm[6] fut une arme dévastatrice dans les différents conflits impliquant les États-Unis, ou encore la France. Alors que l’Europe était le théâtre de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis déployaient leur nouvelle arme. Les premiers combats employant cette arme incendiaire eurent lieu en Papouasie-Nouvelle-Guinée à partir du 15 décembre 1943. Toutefois, ce napalm n’était utilisé dans des lance-flammes pour en augmenter la portée. Progressivement, les Américains en armèrent leurs avions. Le Pacifique fut le premier champ de bataille à souffrir des frappes aériennes étasuniennes utilisant ces bombes incendiaires. Plus des deux tiers du napalm utilisé par les États-Unis le furent dans le Pacifique, l’autre tiers restant en Europe[7].

Un U.S. Marine Corps Chance Vought F4U-1 Corsair qui attaque un bunker japonais sur les monts Umurbrogol sur Peleliu avec des bombes au napalm
Un U.S. Marine Corps Chance Vought F4U-1 Corsair qui attaque un bunker japonais sur les monts Umurbrogol sur Peleliu avec des bombes au napalm, auteur inconnu, octobre-novembre 1944, USMC, Wikimedia Commons

Alors que depuis le mois de juin 1944, les États-Unis entamaient une campagne de bombardements stratégiques sur le Japon, ils parvinrent à ravager la capitale de l’empire. L’ampleur de la force du napalm fut telle qu’il rasa un tiers de la ville de Tōkyō lors d’actions aériennes menées au cours de la nuit du 9 au 10 mars 1945. Les Américains furent logiquement aidés par la constitution des habitations japonaises de l’époque, majoritairement faites de bois. « Nous ramènerons le Japon à l’âge de pierre »[8], aurait lancé Curtis LeMay, alors commandant américain lors de la succession de bombardements incendiaires durant la campagne du Pacifique. Cette guerre opposant les États-Unis au Japon a réellement débuté après l’attaque de la base américaine de Pearl Harbor par l’armée nippone, le 7 décembre 1941.

L’avantage du napalm résidait dans sa capacité à couvrir une très large zone entourant la cible initiale. On ne parlait alors plus de simplement toucher un bâtiment, une usine, une infrastructure ou un lieu stratégique. Après la Seconde Guerre mondiale, le napalm fut utilisé dans d’autres conflits immédiats, mais aucun ne fut le théâtre d’une telle quantité de bombes incendiaires déployées que celui de la guerre de Corée (1950-1953). À ce moment-là, le napalm était considéré comme « l’arme numéro 1 en Corée », comme le titrait le New York Herald Tribune en octobre 1950, seulement quatre mois après le début du conflit[9].

« Ce napalm expérimenté en Corée et qui fait brûler les gens comme des torches »[10], peut-on aussi lire dans le journal Regards en novembre 1951.

Département de la Défense. Département de l’Armée de l’Air. Au-dessus de la Corée du Nord, les bombardiers des B-26 de la 452e Escadre de bombes légères de la Cinquième Air Force ont utilisé le « Y » dans les rails comme point de visée, et la précision de leurs calculs est attestée par ces deux fleurs de napalm enflammées, toutes deux directement à cheval sur une ligne remplie de wagons ennemis. Le lieu de cette photo spectaculaire est une gare de triage sur la ligne ferroviaire principale menant au sud de Wonsan, importante ville portuaire de la côte est. Auteur inconnu, vers le 23 avril 1951, Nation Archives and Records Administration, Wikimedia Commons

Après la guerre de Corée, c’est au tour de la France d’utiliser le napalm. Selon des témoignages de journalistes, « le napalm a été utilisé et produit dans les bases françaises pendant la guerre d’Algérie »[11]. En outre, les statistiques de la guerre de Corée furent largement dépassées lors du conflit au Vietnam. Au Japon en 1945, 16 500 tonnes de napalm furent déversées, 32 357 en Corée en trois ans et 388 000 sur le territoire de l’Indochine entre 1963 et 1973. Plus qu’un record, ces chiffres montrent à quel point le napalm fut l’une des principales armes de la stratégie de bombardement. Des statistiques qui s’expliquent néanmoins par les durées qui diffèrent selon les conflits.

Les conséquences du napalm

Véritable arme de destruction à chacun des conflits où il fut utilisé, le napalm devint, à terme, une honte. Chez les Américains, le napalm est passé d’une arme redoutable et inévitable, perçue par l’armée comme un moyen de « détruire le potentiel de guerre de l’ennemi »[12], à un objet honteux. Les soldats américains présents au Vietnam « éprouvaient une vive répugnance à l’égard de cette arme, en raison notamment de l’odeur de chair brûlée qui accompagnait son utilisation »[13].

La presse française, au moment de la guerre de Corée notamment, avait très largement critiqué l’utilisation du napalm. Finalement, le napalm ne devint pas qu’une arme stratégique, mais un moyen de tout détruire, y compris les vies civiles en marge. « Cho-Chong-Suk était une jolie petite fille, à peine âgée de dix ans, quand elle fut brûlée au napalm. J’ai vu des photographies d’elle et je l’ai vue sur la table d’opération, tandis qu’on lui faisait des greffes d’épiderme. Son visage est si atrocement brûlé que, lorsqu’elle fut amenée devant les chirurgiens qui devaient l’opérer, ceux-ci ne purent déterminer où se trouvait au juste la ligne de ses sourcils. Son cuir chevelu avait littéralement grillé, elle était devenue chauve »[14].

L’Humanité évoquait en octobre 1951 les « épouvantables ravages effectués par les bombardements au napalm en Corée et dans les villages du Viet-Nam. La population frémit d’inquiétude et d’indignation en songeant aux catastrophes qui se produiraient en cas de guerre, ces dépôts criminels constituant en effet une cible militaire dont le bombardement signifierait la mort la plus atroce pour les habitants et la destruction totale de la région »[15].

USMC, De la collection John T. Dyer (COLL / 3503) à la Direction des archives, Division de l'histoire du Corps des Marines, 1966
USMC, De la collection John T. Dyer (COLL / 3503) à la Direction des archives, Division de l’histoire du Corps des Marines, 1966, Wikimedia Commons

Curtis LeMay rapportait dans ses mémoires des réactions de certains de ses hommes. « Nous avons tué des civils, des civils amis, et bombardé leurs maisons, nous avons incendié des villages entiers avec leurs occupants, femmes et enfants, et dix fois plus de soldats communistes cachés, en faisant pleuvoir sur eux des déluges de napalm, et les pilotes regagnaient leurs navires, puant le vomi arraché à leurs organes par le choc de ce qu’ils avaient été contraints de faire »[16].

L’interdiction du napalm et la réticence des états-Unis

Au Vietnam, certaines limites éthiques ont largement été franchies. Les dommages causés par l’utilisation du napalm furent colossaux. D’une arme pour contrôler l’ennemi, elle est devenue un moyen d’assassiner froidement. La distinction entre les ennemis et les civils ne se faisait plus. L’ampleur des dégâts fut telle qu’elle alerta les Nations unies. Le secrétaire général U Thant, en poste entre 1961 et 1971, prit la décision d’établir des conventions internationales pour les droits humains. Mis en garde sur les problèmes engendrés par l’utilisation du napalm qui menaçait les civils et l’environnement, U Thant souhaita mettre un terme aux exactions américaines pendant le conflit au Vietnam.

À partir du 22 septembre 1972, date à laquelle furent lancées des discussions aux Nations unies dans le cadre de la Conférence de la Commission du Désarmement, l’utilisation du napalm prit progressivement le chemin retour. Huit ans plus tard, la convention sur l’interdiction de certaines armes classiques fut adoptée à Genève, de quoi démanteler officiellement l’utilisation du napalm.

En octobre 1980, 50 États membres signèrent cette convention qui entra en vigueur trois ans plus tard, le 2 décembre 1983. Aujourd’hui, 126 nations ont signé les trois Protocoles[17]. Parmi les pays les plus retardataires, on retrouve notamment les États-Unis. Ces derniers, très longtemps réticents à l’idée de voir leur politique d’armement réglementée, n’ont ratifié le Protocole III que le 21 janvier 2009. L’armée américaine a justement reconnu avoir eu recours aux bombes MK77[18] lors des conflits en Afghanistan et en Irak. En utilisant le terme « MK77 », elle s’assure d’ailleurs d’éviter de froisser l’opinion publique en employant le mot « napalm », alors que les deux mécaniques sont plus que comparables.

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Bibliographie :

ARAGON Louis (dir.) et BLOCH Jean Richard (dir.), Ce soir : grand quotidien d’information indépendant, n°3357, Paris, 1952, 6 p., [en ligne] https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k4133939r (dernière consultation le 25/06/2023)

CICR et NEHME Johnny, « Cinq choses à savoir sur les armes chimiques, ces tueuses implacables », dans Comité international de la Croix-Rouge, Genève, Comité international de la Croix-Rouge, 2018, [en ligne] https://www.icrc.org/fr/document/cinq-choses-savoir-sur-les-armes-chimiques-ces-tueuses-implacables (dernière consultation le 07/06/2023)

GUILLAUME Marine, « Le napalm dans la doctrine et la pratique américaines du bombardement, 1942-1975 », dans SciencesPo, Paris, Sciences Po, 2017, [en ligne] https://www.sciencespo.fr/mass-violence-war-massacre-resistance/fr/document/le-napalm-dans-la-doctrine-et-la-pratique-americaines-du-bombardement-1942-1975 (dernière consultation le 07/06/2023)

Parti communiste français, L’Humanité : journal socialiste quotidien, n°2219, Paris, L’Humanité (Saint-Denis), 1951, 6 p., [en ligne] https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bd6t5622603/f1.image (dernière consultation le 25/06/2023)

Regards, n°324, Paris, 1951, 14 p., [en ligne] https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bd6t511142m/f4.image.r=napalm?rk=21459;2 (dernière consultation le 27/06/2023)


[1] Voire tuer. Son taux de létalité est de 5 %, mais avec comme objectif initial d’handicaper l’ennemi en l’empêchant de respirer ou en l’aveuglant par exemple.

[2] CICR et NEHME Johnny, « Cinq choses à savoir sur les armes chimiques, ces tueuses implacables », dans Comité international de la Croix-Rouge, Genève, Comité international de la Croix-Rouge, 2018, [en ligne] https://www.icrc.org/fr/document/cinq-choses-savoir-sur-les-armes-chimiques-ces-tueuses-implacables (dernière consultation le 07/06/2023)

[3] La « Commission nationale de recherche pour la défense » (NDRC) est un programme lancé en 1940 dont l’objectif principal est de financer les recherches scientifiques sur de nouveaux dispositifs militaires.

[4] GUILLAUME Marine, « Le napalm dans la doctrine et la pratique américaines du bombardement, 1942-1975 », dans SciencesPo, Paris, Sciences Po, 2017, [en ligne] https://www.sciencespo.fr/mass-violence-war-massacre-resistance/fr/document/le-napalm-dans-la-doctrine-et-la-pratique-americaines-du-bombardement-1942-1975 (dernière consultation le 07/06/2023)

[5] Louis Fieser a aussi fait partie du « Projet X-Ray », qui consistait à disposer des petites bombes incendiaires sur des chauves-souris. L’objectif était de faire en sorte de créer un vaste groupe de chauves-souris et de les forcer à se cacher sous les habitations japonaises. L’armée américaine n’avait plus qu’à faire exploser chacune des bombes incendiaires. Ce fut toutefois un fiasco puisque les chauves-souris se réfugièrent dans une caverne à la place.

[6] Il sera appelé ainsi dans la suite de notre propos.

[7] Au moment du débarquement en Normandie.

[8] Raymond Cartier, La seconde guerre mondiale, Paris, Presses Pocket, 1965, 6 vols, tome VI-après février 1945, p. 188

[9] Ibid.

[10] Regards, n°324, Paris, 1951, 14 p., p. 4, [en ligne] https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bd6t511142m/f4.image.r=napalm?rk=21459;2 (dernière consultation le 27/06/2023)

[11] Ibid.

[12] LEMAY Curtis, Mission with LeMay : My Story, Doubleday, 1945., dans GUILLAUME Marine, « Le napalm dans la doctrine et la pratique américaines du bombardement, 1942-1975 », dans SciencesPo, Paris, Sciences Po, 2017, [en ligne] https://www.sciencespo.fr/mass-violence-war-massacre-resistance/fr/document/le-napalm-dans-la-doctrine-et-la-pratique-americaines-du-bombardement-1942-1975 (dernière consultation le 07/06/2023)

[13] GUILLAUME Marine, op. cit.

[14] ARAGON Louis (dir.) et BLOCH Jean Richard (dir.), Ce soir : grand quotidien d’information indépendant, n°3357, Paris, 2 août 1952, 6 p., p. 1, [en ligne] https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k4133939r (dernière consultation le 25/06/2023)

[15] Parti communiste français, L’Humanité : journal socialiste quotidien, n°2219, Paris, L’Humanité (Saint-Denis), 1951, 6 p., p. 2, [en ligne] https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bd6t5622603/f1.image (dernière consultation le 25/06/2023)

[16] GUILLAUME Marine, op. cit.

[17] Certains sont signataires, d’autres en approbation, en acceptation, en adhésion, en succession ou en ratification.

[18] Forme de napalm « améliorée », n’utilisant plus les composants du napalm-B, mais un carburant à base de kérosène, un agent oxydant pour rendre le mélange plus difficile à éteindre, et du phosphore blanc.

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