Viktoria Apanasenko

Miss Guerrière : Viktoria Apanasenko et les images de la guerre au féminin

Peut-être l’avez-vous déjà vue. Dans les derniers jours d’une année 2022 qui a été celle de l’invasion de son pays par la Russie, Viktoria Apanasenko, Miss Ukraine en titre, a dévoilé la tenue qu’elle portera pour l’un des défilés du concours Miss Univers, prévu pour le 14 janvier 2023 à La Nouvelle-Orléans[1].

Pour l’épreuve qui voit les différentes compétitrices porter un costume censé représenter leurs pays respectifs, la jeune femme de 28 ans, dont le prénom n’est pas sans connotation martiale, a décidé d’arborer un ensemble intitulé « Guerrière de lumière ». Essentiellement bleu, blanc et or, le costume est chargé de sens à l’heure où les yeux du monde entier sont tournés vers l’Ukraine.

Photographie de Miss Ukraine, Viktoria Apanasenko, dans son costume de guerrière par Olena Rozbytska
Photographie de Miss Ukraine, Viktoria Apanasenko, dans son costume de guerrière par Olena Rozbytska

Loin de ressembler à un uniforme contemporain, la tenue fait la part belle à l’archétype guerrier ancestral. Les mains jointes sur la garde d’une épée, Viktoria Apanasenko porte, sous sa robe blanche fendue aux manches bouffantes, une combinaison dorée rappelant une armure de plates de l’époque médiévale. Non des moindres, elle est parée de grandes ailes, elles-mêmes pour partie recouvertes de tissu bleu et or. Renouant avec les origines des couleurs de l’Ukraine, le jaune et le bleu ayant été portés par des troupes ruthènes à la bataille de Grunwald survenue en 1410[2], l’œuvre de la designeuse Lesia Patoka fait également allusion à l’archange saint Michel, commandant de l’armée céleste des anges lors de la bataille d’Armageddon à la fin des temps et saint patron de la ville de Kiev dont il orne le blason.

Ainsi vêtue, Miss Ukraine représente, à l’occasion d’un concours scruté par une grande partie du monde, la résistance d’un pays envahi propulsé sur le devant de la scène. Cette incarnation est d’autant plus remarquée que de tels attributs sont bien plus souvent reliés à un univers masculin, la guerre restant encore largement rattachée aux avatars de la virilité – la mobilisation décrétée en Ukraine au moment de l’invasion concerne, encore, les seuls hommes âgés de 18 à 60 ans, les femmes qui ont rejoint les rangs l’ayant fait en tant que volontaires. Toutefois, une telle association de la féminité au registre guerrier n’est pas sans précédent, tout particulièrement en temps de guerre.

Photographie de Miss Ukraine, Viktoria Apanasenko, dans son costume de guerrière par Olena Rozbytska
Photographie de Miss Ukraine, Viktoria Apanasenko, dans son costume de guerrière par Olena Rozbytska

La patrie en armes, une allégorie au féminin

La tenue de Viktoria Apanasenko n’est pas sans rappeler les personnifications, déjà assez anciennes, d’un pays en guerre par une femme, que ce soit au format pictural, statuaire ou photographique. Le XIXe siècle, temps d’essor du romantisme et des nationalismes, a vu nombre d’États se doter de figures allégoriques féminines ou les remettre au goût du jour, à l’instar d’Italia turrita et de Germania dans leurs États respectifs, unifiés en 1870, ou de Columbia aux États-Unis. En France, l’icône de Marianne, née sous la Révolution, personnifie bien, dans un premier temps, la république et non la nation – aussi les monarchistes la dénigrent-ils vivement, l’appelant « la gueuse ». Un « glissement de sens »[3], lié à la progressive affirmation d’une Troisième République sans incarnation masculine majeure, tend à faire d’elle, au-delà du régime, l’avatar de la république française, de la France, au féminin.

Germania en armes en 1914, sous le pinceau de Friedrich August von Kaulbach
Germania en armes en 1914, sous le pinceau de Friedrich August von Kaulbach, Wikimedia Commons

Quant à Germania, si elle est, dès l’origine, représentée sous les traits d’une femme guerrière, en armes, ses homologues étrangères ne sont, la plupart du temps, parées d’attributs martiaux qu’à l’occasion de guerres impliquant leurs pays. Ainsi, pendant la Première Guerre mondiale, Marianne figure-t-elle largement dans l’imagerie de la France, à l’instar de son antagoniste dans celle de l’Empire allemand[4]. Portant parfois le casque Adrian qui est celui des poilus à compter de 1915, comme Germania est coiffée d’un casque à pointe, cette Marianne apparaît plus d’une fois au combat, seule ou à la tête de soldats[5]. Elle est la patrie, au front.

De même, Marianne trouve dans la photographie un support favorable à sa diffusion. Ce nouveau média connaît alors un irrésistible essor, étant communément perçu comme le moyen de donner à voir la guerre dans sa réalité, en lui donnant une véritable dimension visuelle. Pourtant, ce type d’illustration se révèle rapidement propice à la monstration d’une guerre technique, aseptisée, telle que la propagande aime la donner à voir. Ainsi s’expose, un siècle avant les images de Miss Ukraine, une Marianne guerrière dont les traits sont ceux de diverses jeunes femmes et dont les armes blanches et l’accoutrement, entre bonnet phrygien et toge tricolore, n’ont rien de réaliste.

Marianne reste, en effet, une allégorie, et il en est généralement de même pour ses ennemis. Si la comparaison disgracieuse avec Germania est fréquente[6], elles en viennent rarement aux mains l’une contre l’autre, la France se mesurant plutôt à l’aigle impérial allemand en un combat de « la Belle contre la Bête »[7] qui valorise d’autant plus la première. Chez Louis Icart, peintre lui-même mobilisé comme pilote d’avion, la bestialité griffue est ainsi tenue en respect par la grâce féminine qui s’exprime jusque dans le geste violent. À demi-nue, « la poitrine provocante »[8], Marianne reste rattachée aux archétypes du féminin, comme dans d’autres représentations où, apparaissant sensuelle aux côtés d’un soldat à qui elle rappelle sa compagne, elle en devient « la petite femme »[9].

Marianne inflige une bonne correction à l’aigle impérial allemand
Marianne inflige une bonne correction à l’aigle impérial allemand – tirage photographique (Opérateur Z) d’un tableau en couleurs de Louis Icart (1888-1950), Wikimedia Commons

Une guerre plus tard, la République française a été vaincue par le Reich allemand et Marianne mise au placard par le régime réactionnaire du maréchal Pétain, qui n’est plus la République mais l’État français[10]. Marianne est alors adoptée par la Résistance soucieuse de la rétablir… ou de la secourir. L’affiche « Invaded but not conquered »réalisée par l’artiste américain Allyn Cox dans les années 1940, représentant une Marianne captive tâchant de se libérer à la vue d’une croix de Lorraine salvatrice, la montre bien invaincue. Cependant, par sa tenue à moitié arrachée dévoilant là encore sa poitrine, et par son espoir à la vue de l’emblème de la Résistance – la croix de Lorraine est le symbole des résistants de l’intérieur comme de l’extérieur -, la représentation joue sur le registre de la demoiselle en détresse, d’autant plus désirable qu’elle est à secourir. Les figures féminines mises en avant par la propagande de guerre n’échappent pas à un regard d’hommes avides d’une rétribution charnelle pour leurs actes.

Allyn Cox (1896-1982), « Invaded but not conquered », affiche de la Seconde Guerre mondiale
Allyn Cox (1896-1982), « Invaded but not conquered », affiche de la Seconde Guerre mondiale – Illinois State University, Wikimedia Commons

La femme désirable : le male gaze en temps de guerre

Il n’y a pas que les allégories républicaines pour faire fantasmer les combattants de la Seconde Guerre mondiale. Ce conflit marque, au contraire, l’âge d’or de la pin-up. Les images de jeunes filles sexualisées, faciles à réaliser à l’heure de l’appareil photographique, font l’objet d’un « emploi stratégique »[11] dans les troupes américaines parties combattre au loin. En effet, celles-ci circulent notamment dans Yank, the Army Weekly et dans le quotidien Stars and Stripes, deux titres destinés à l’ensemble des mobilisés dont il s’agit de maintenir le moral[12]. Leur fonction, « comme lien, soupape et garantie d’un ordre social »[13], est explicitement rattachée à l’effort de guerre. Même la coiffure qui se retrouve chez nombre d’entre elles, caractérisée par d’épaisses boucles de cheveux, est connue sous le nom de « victory rolls », une dénomination renvoyant à la volonté de vaincre.

La mission est officielle au point de relever, selon une définition du gouvernement, du « soutien stratégique des troupes », permettant à ces images d’échapper aux lois anti-obscénité : une fois les hostilités finies, celles-ci sont à nouveau réprimées, car jugées comme allant à l’encontre de la reconstruction de la famille hétérosexuelle et considérées comme pornographiques[14]. Hugh Hefner, jeune militaire, ne s’y trompe pas lorsque, par la suite, il écrit que « pendant la guerre, les pin-up ont grandement servi à dynamiser le moral des troupes en rappelant gentiment à tous ces gars si loin de leurs foyers ce pourquoi et pour qui ils étaient en train de se battre »[15]. « Comme n’importe quel garçon faisant son service, j’avais tout le minimum vital dans ma cantine : un uniforme, un casque et une pin-up »[16], ajoute celui qui fonde quelques années plus tard le mensuel masculin Playboy.

Pourtant, critères imposés par la hiérarchie obligent, les pin-up relèvent moins de la pornographie que de l’érotisme. Leur beauté est « courante », au sens où elles apparaissent comme des filles simples, presque enfantines, loin de la « beauté froide et sophistiquée de la vamp des premiers temps du cinéma »[17] et plus encore des solennelles personnifications d’un régime politique… Les poses suggestives des jeunes femmes sont le résultat de malencontreuses bourrasques ou de branches bien placées, autant de mises en scène qui permettent d’érotiser la femme photographiée, « sexy mais chaste »[18], sans en faire un sujet sexuel actif.

De la sorte, les pin-up, destinées à être vues par des spectateurs masculins qui ont revêtu l’uniforme, réactivent, aux côtés de ces derniers, les stéréotypes sexués et sexuels[19]. Si elles portent parfois des costumes militaires visant à entretenir le patriotisme de leur public, elles restent essentiellement associées à un « éternel féminin »[20] à protéger et à défendre. Leur rôle dans l’effort de guerre ne doit pas dépasser cette dimension instrumentale et archétypale, à l’heure où, pourtant, les mouvements de résistance comptent des femmes dans leurs rangs.

Les pin-up sont là pour satisfaire un regard masculin, un male gaze tel que l’entend, en 1975, la réalisatrice féministe et critique de cinéma Laura Mulvey, pour qui les films reproduisent, plus ou moins consciemment, les dynamiques de la société patriarcale et y contribuent en encourageant un plaisir par le seul regard sur un personnage féminin dont la beauté est un attribut essentiel[21]. Ces jeunes femmes apparaissent d’autant plus passives que la photo les immortalise en une pose choisie par un photographe soucieux de la réception par les seuls hommes. Difficile de ne pas voir dans les concours de beauté de Miss, créés dans la décennie qui suit la guerre, des exemples de male gaze

Viktoria Apanasenko, au-delà de l’allégorie ?

Armée et cuirassée, Viktoria Apanasenko tient à coup sûr du symbole, au féminin, de la nation qui se défend d’une agression. Son costume apparaît, à cet égard, comme une réactualisation d’une imagerie ancienne. Cependant, au contraire d’une Germania ou d’une Marianne, auxquelles de nombreuses jeunes femmes anonymes ont prêté leurs traits, Viktoria Apanasenko n’est pas un personnage représentant la patrie, mais une mannequin qui concourt en son nom et en sa qualité, provisoire, de Miss d’un pays qui connaît aujourd’hui la guerre. Nul doute, toutefois, que l’Ukraine, qui n’a à ce jour jamais donné de Miss à l’univers, a ici brillamment saisi l’occasion de se faire remarquer en livrant une performance faisant référence, sur un mode très symbolique, à son actualité brûlante. Nul doute, non plus, que son classement et celui de sa rivale russe, Anna Linnikova, seront scrutés de près et commentés au titre de l’actualité géopolitique autant qu’à celui des performances respectives des jeunes femmes.

Photographie de Miss Ukraine, Viktoria Apanasenko, dans son costume de guerrière par Olena Rozbytska
Photographie de Miss Ukraine, Viktoria Apanasenko, dans son costume de guerrière par Olena Rozbytska

La démarche a toutefois une certaine originalité. Que de l’érotisme soit inséré dans le champ militaire, cela s’est déjà vu de longue date, et de manière assez cloisonnée, dès les pin-up. À l’inverse, c’est ici la guerre, dans sa vision mythifiée – et donc assez largement rattachée à un univers masculin et patriarcal – qui est intégrée au champ du féminin désirable. D’aucuns pourraient être tentés d’y voir un emblème d’empowerment féminin par la valorisation d’une féminité hors des codes usuels, ou par le reflet des engagements de plus en plus fréquents de femmes dans le métier des armes. Certes, la militarisation du champ de la beauté féminine a quelque chose d’inédit, mais ce costume reste destiné à un concours faisant défiler uniquement des femmes en vue d’un jugement largement empreint de regard masculin, et il est peu probable que participer ainsi vêtue à l’une – et une seule – de ses épreuves suffise à faire bouger les lignes. Viktoria Apanasenko rappelle ces femmes « sexy mais chastes » dont les photos circulaient dans les armées américaine et anglaise ; dans une certaine mesure, elle l’est plus encore qu’elles étant donné le registre angélique auquel ses ailes gigantesques empruntent.

Photographie de Miss Ukraine, Viktoria Apanasenko, dans son costume de guerrière par Olena Rozbytska
Photographie de Miss Ukraine, Viktoria Apanasenko, dans son costume de guerrière par Olena Rozbytska

Cependant, au-delà d’une image censée réconforter les soldats loin de chez eux ou d’une figure symbolique visant à l’unité nationale, la position de Miss et la participation à un concours d’échelle mondiale ont trait à l’image de l’Ukraine sur la scène internationale. L’élection de Miss Univers 2022 réunira des téléspectateurs avant tout désireux de saliver devant des corps féminins stéréotypés, mais conscients de l’actualité de ce pays. Avec sa tenue élaborée, paraît-il, à la seule lueur des bougies dans un Kiev privé d’électricité[22], Viktoria Apanasenko rappelle qu’il y a, derrière sa participation à un tel concours cette année, un pays qui tient par la résistance de ses hommes – et de ses femmes.

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Bibliographie

AGULHON Maurice, Les métamorphoses de Marianne : l’imagerie et la symbolique républicaines de 1914 à nos jours, Paris, Flammarion, 2001, 320 p.

AGULHON Maurice et BONTE Pierre, Marianne, les visages de la République, Paris, Gallimard, 1992, 128 p.

FAVRE Camille, « La pin-up US, un exemple d’érotisme patriotique », dans Clio. Femmes, Genre, Histoire, n°35, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2012, 300 p., pp. 239-264, [en ligne] https://journals.openedition.org/clio/10608#Ibodyftn19 (dernière consultation le 06/01/2022)

M. Justine, « Pour Miss Univers 2023, Miss Ukraine dévoile un incroyable costume de guerrière », dans Creapills, Paris, Creapills, 2022, [en ligne] https://creapills.com/miss-ukraine-costume-guerriere-20221230 (dernière consultation le 06/01/2022)

MULVEY Laura, « Visual pleasure and narrative cinema », dans Screen, vol. 16, n° 3, Oxford, Oxford University Press, 1975, 132 p., pp. 6-18

PRECIADO Paul B., Pornotopie : Playboy et l’invention de la sexualité multimédia, Paris, Éditions du Seuil, 2022 (1re éd. 2011), 235 p., traduit par MESTRE Serge


[1] M. Justine, « Pour Miss Univers 2023, Miss Ukraine dévoile un incroyable costume de guerrière », dans Creapills, Paris, Creapills, 2022, [en ligne] https://creapills.com/miss-ukraine-costume-guerriere-20221230 (dernière consultation le 06/01/2022)

[2] Les Ruthènes (mot étymologiquement issu de la Rus’ de Kiev, racine qui donne également celui de « Russie ») sont les habitants slaves d’une région relevant du royaume de Pologne, aux côtés duquel ils combattent en 1410 l’ordre des chevaliers Teutoniques à la bataille de Grunwald. Cette dernière est une grande victoire pour les Polonais et leurs alliés et contribue à affaiblir gravement l’État teutonique, tout en ancrant Kiev dans l’union polono-lituanienne.

[3] AGULHON Maurice, Les métamorphoses de Marianne : l’imagerie et la symbolique républicaines de 1914 à nos jours, Paris, Flammarion, 2001, 320 p., p. 21

[4] Ibid., p. 21

[5] Ibid., p. 27

[6] Ibid., p. 26

[7] Ibid., p. 28

[8] AGULHON Maurice et BONTE Pierre, Marianne, les visages de la République, Paris, Gallimard, 1992, 128 p., p. 74

[9] AGULHON Maurice, Les métamorphoses…, op. cit., p. 28

[10] AGULHON Maurice et BONTE Pierre, Marianne…, op. cit., p. 81

[11] FAVRE Camille, « La pin-up US, un exemple d’érotisme patriotique », dans Clio. Femmes, Genre, Histoire, n°35, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2012, 300 p., pp. 239-264, p. 240, [en ligne] https://journals.openedition.org/clio/10608#Ibodyftn19 (dernière consultation le 06/01/2022)

[12] Ibid., pp. 243-244

[13] Ibid., p. 240

[14] PRECIADO Paul B., Pornotopie : Playboy et l’invention de la sexualité multimédia, Paris, Éditions du Seuil, 2022 (1re éd. 2011), 235 p., p. 24, traduit par MESTRE Serge

[15] FAVRE Camille, art. cit., p. 244

[16] Ibid., p. 240

[17] Ibid., p. 240

[18] Ibid., p. 241

[19] Ibid., p. 242

[20] Ibid., p. 248

[21] MULVEY Laura, « Visual pleasure and narrative cinema », dans Screen, vol. 16, n° 3, Oxford, Oxford University Press, 1975, 132 p., pp. 6-18

[22] M. Justine, art. cit.

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