Des membres des Unités de protection du peuple kurde (YPG) surveillent les positions du groupe État islamique (EI) dans la ville syrienne de Ras al-Ain, près de la frontière turque

La guerre au XXIe siècle : quand un conflit en cache un autre, la question kurdo-syrienne

Les conflits asymétriques ont marqué l’actualité ces dernières années. Ce type de conflit oppose un acteur faible face à un autre acteur fort, généralement des Etats à des structures non-étatiques, et se caractérise notamment par les guerres insurrectionnelles ou bien la guérilla. Le conflit asymétrique est un pan de la guerre irrégulière et s’oppose donc au conflit conventionnel (conflit inter-étatique).

Ce type de guerre irrégulière s’est multiplié au XXIe siècle, après les attentats du 11 septembre 2001. Il amène les Etats et les armées à revoir leurs stratégies de défense et d’attaque dans un monde mouvant. David Galula, théoricien militaire français, y a consacré un ouvrage à ce sujet : « Contre-insurrection, théorie et pratiques ». L’insurrection et la contre-insurrection sont des notions propres au conflit asymétrique. Ces deux notions révèlent un rapport politique particulier entre les acteurs en conflit, en raison de l’avantage numérique ou bien technologique dont dispose un acteur sur l’autre.

Le Moyen-Orient est une région depuis longtemps exposée aux conflits asymétriques, ce qui en fait un espace instable et complexe à appréhender sur le plan géopolitique. D’une part, il devient difficile pour les Etats de maîtriser les mouvements insurrectionnels car ceux-ci peuvent bénéficier d’un environnement qui leur est favorable pour se dissimuler et/ou du soutien de la communauté internationale. D’autre part, la complexité des négociations de paix régionale s’accroît, surtout lorsque ces conflits chevauchent ceux relevant de la confrontation d’intérêts inter-étatiques.

Le conflit syrien en est une parfaite illustration. Après 2011, sa configuration implique des tensions entre acteurs, qui remontent à la création des frontières actuelles du Moyen-Orient. Il en va ainsi de la Turquie et du mouvement kurde impliqués dans cette guerre.

Origines du conflit kurde en Turquie

Au cours des décennies qui suivent, le PKK devient un mouvement frontalier. Bien que la Turquie soit sa principale cible, ce dernier créé une base arrière dans les montagnes irakiennes. Le parti kurde a par ailleurs développé un réseau très important d’abris, de caches d’armes ou encore de camps d’entraînement et/ou de formation idéologique. Le relief particulièrement accidenté de ces montagnes et la très faible densité de populations donne aux combattants du PKK une liberté d’action et de déplacement dont ils savent tirer profit. La nature du terrain rend également le contrôle de la frontière irako-turque particulièrement difficile pour les autorités concernées[1].

Les bombardements turcs ne permettent pas d’entamer sérieusement le potentiel militaire du mouvement, qui s’adapte d’ailleurs très rapidement aux stratégies déployées contre lui : désormais bien plus imprévisibles, davantage furtifs, les déplacements des combattants s’adaptent à la campagne turque de frappes aériennes et visent ainsi à obliger Ankara à réviser sa stratégie de bombardements statiques. Les modes opératoires d’attaque du PKK n’ont, quant-à-eux, jamais réellement changé depuis sa création : à l’exception de certains cas d’attentats suicides, davantage le fait d’actions isolées désapprouvées par le parti, les tactiques de guérilla classiques (embuscades, hit-and-run, etc.) ont toujours été privilégiées.

Le PKK s’implique de façon indirecte dans le conflit syrien du fait de son entente avec la Syrie entre les années 1980 et 1990. En désaccord avec la Turquie sur la répartition des ressources hydrauliques du Tigre et de l’Euphrate, et incapable de trouver un compromis sur la question, la Syrie se saisit de l’occasion pour nuire à Ankara en favorisant le PKK. Durant les répressions turques contre le mouvement insurgé kurde vers la fin des années 1980, le régime syrien accueille favorablement le PKK et compte soutenir sa cause sur le long terme. Des bases lui sont accordées dans la plaine de la Bekaa au Liban (sous contrôle direct de la Syrie) où celui-ci peut fonder sa première académie militaire. Hafez el-Assad y voit un intérêt considérable pour rééquilibrer le rapport de force asymétrique dans les négociations sur l’eau avec la Turquie.

Cette entente a permis au PKK d’obtenir plus de moyens pour développer sa guérilla contre le gouvernement turc. Par exemple, le parti kurde dispose ainsi d’une région dans laquelle il peut se développer et s’organiser librement, se dotant des outils pour défendre ses revendications en Turquie. En effet, le nord syrien (Kurd Dagh et la Djézireh), en plus de la Bekaa libanaise, devient un vivier des militants du groupe marxiste-léniniste.

Le groupe insurgé kurde dispose ainsi progressivement d’une influence régionale grâce à sa présence en Syrie (mais aussi en Irak et en Iran puisqu’il procède de la même manière pour ces pays). Il se dote rapidement de partis frères tels que le PYD (Partiya Yekitiya Demokrat, Parti de l’Union démocratique) fondé en 2003, après l’arrestation du chef de file du PKK, Abdullah Ocalan, en 1999. Le PYD est en faveur d’un Kurdistan autonome sur le plan démocratique, et se revendique comme successeur du PKK, dont on considère d’ailleurs qu’il est la branche syrienne. Le début du conflit syrien verra émerger une alliance de circonstance entre le PYD et le régime syrien dans les années 2010 au même titre qu’avec le PKK, au point d’y transposer le conflit asymétrique turco-kurde.

Opération Rameau d’olivier : perpétuation de la contre-insurrection Turquie/PKK contre le PYD/YPG en Syrie

Carte de l'opération turque
Carte de l’opération turque

Débuté en 2011, le conflit syrien – qui était avant tout une guerre civile – se régionalise avec l’implication de la Turquie. Cette mue a lieu pour plusieurs raisons : la volonté du pays de promouvoir son modèle démocratique dans la région ; de montrer son rôle incontournable dans la résolution du conflit ; enfin la prévention d’une éventuelle expansion d’un mouvement kurde syrien, le PYD pouvant nourrir davantage l’insurrection du PKK en son sein.

Plus tard, il s’agira de limiter aussi les flux massifs des réfugiés syriens sur son territoire. L’implication de la Turquie a encouragé une nouvelle alliance entre le régime syrien et le PYD cette fois-ci, le premier contestant l’implication turque dans ses affaires internes[2]. Le régime cède donc le nord de la Syrie aux forces armées du PYD – les YPG crées en 2011 -, à la condition que ces derniers le débarrassent de la présence de l’organisation Etat islamique dans la région. à la suite de ses victoires successives contre Daech, le PYD agrandit sa présence géographique dans le nord, ce qui signifie l’acquisition de moyens logistiques et militaires supplémentaires renforçant le mouvement. En outre, le parti kurde syrien a aussi pu disposer d’un soutien logistique et militaire américain l’ayant aidé dans ses victoires. Dès lors, le nord de la Syrie devient le Rojava.


à la frontière, les activités du mouvement kurde du PYD se développent, à tel point que le PKK recrute des jeunes kurdes syriens, armés par le PYD. Ce dernier commence par établir ses propres municipalités (villes qui s’étendent d’Afrin à Kobané en passant par la frontière turque ainsi que dans le nord-est de la province d’Al Hassaké). Sur le plan de la défense, émerge la première académie militaire du Rojava dans le district d’Amouda, du canton de Qamishli. Le premier cours y propose une formation dans les domaines militaires, culturels et politiques, durant trois mois, avant que les participants ne reçoivent leur grade. Sur le plan de la gouvernance, la coprésidente de l’Assemblée nationale de la région fédérale du nord syrien Hadiya Youssef a déclaré, le 27 aout 2017, que trois tours d’élections locales allaient prendre place à partir de septembre 2017, selon le plan d’organisation d’un système de gouvernement fédéral approuvé le 29 décembre 2016 par les autorités du Rojava[3].

La Turquie a focalisé ses interventions militaires et civiles au nord de la Syrie afin de lutter contre une prolifération du PYD à sa frontière. En effet, l’état-major turc dès 2016 décide de s’y établir durablement afin d’éradiquer les troupes kurdes, et ainsi fournir une forme de stabilité et de sécurité à la population. En 2016, ont été établies de nouvelles écoles sous le contrôle d’Ankara. 200 professeurs, des forces de sécurité, -appelées “nouvelle police”- y avaient été envoyés, ainsi que du personnel administratif. Dans la petite ville de Jarablus, une Poste turque a été établie. À Al-Bab et Azaz, des émetteurs téléphoniques Turkcell (opérateur turc) ont été érigés. La distribution de médicaments s’y retrouve sous tutelle turque.

Parallèlement, l’armée a mené des attaques afin de faire reculer les troupes de la frontière turco-syrienne, tout comme l’enclenchement de l’opération “Bouclier de l’Euphrate” en 2016. Cette dernière a abouti à la prise de Jarablus et d’Al-Bab. Ce n’est qu’en 2018 que la Turquie trouvera l’occasion stratégique d’attaquer de plein fouet le Rojava, avec la prise d’Afrin, le chef-lieu administratif de l’un des cantons du Kurdistan autonome syrien. En décembre 2017, les Américains et les troupes kurdes disposent à la frontière turco-syrienne, dans la région d’Afrin, une nouvelle force de contrôle des frontières d’environ 30 000 hommes composée pour moitié de forces issues de l’opposition syrienne et kurde, mais aussi du YPG et pour moitié de nouvelles recrues.

Le 14 janvier 2018, la Turquie réagit en lançant l’opération « Rameau d’olivier », sur autorisation de la Russie[4]. Il s’agit d’établir une zone tampon d’exclusion aérienne au nord de la Syrie d’une longueur de 110 km sur 33 km de large. Les autres objectifs poursuivis par cette offensive seraient aussi de neutraliser le PYD, de prévenir à tout prix la jonction des trois cantons kurdes de Qamichli, Tel Abyad et Afrin pour couper toute communication avec le PKK, et de contenir les flux de réfugiés. L’opération se termine au mois de mars 2018 par la prise d’Afrin.

Aux côtés de l’armée turque se trouvaient aussi des rebelles syriens (environ 25000 de source turque). Durant l’opération, les YPG se sont retirés devant eux, avant de lancer des contre-attaques systématiques, détruisant même des blindés au lance-roquettes, empêchant l’armée turque de récupérer ses gains. L’armée a répliqué par des bombardements réguliers. Des victimes civiles sont à déplorer dans ces combats. La ville d’Afrin aura été conquise par les Turcs en huit semaines contrairement aux quelques jours annoncés par le président Erdogan au début de l’opération[5].

Cependant, dans le bilan de cette offensive, la Turquie n’a pu s’emparer que de quelques villages sur les 381 de la région, comprenant celles aux mains des YPG. Elle décide alors de changer de tactique. L’opération se réoriente vers la ville de Manbij, qui se trouve sur un terrain moins montagneux, mais où sont déployées des troupes américaines. L’opération s’annonce plus longue que prévue, en raison du refus des Américains de se retirer de la ville, notamment du fait de leur soutien aux Kurdes. Des négociations s’amorcent du côté des Turcs sur le retrait des troupes de Washington. Malgré un refus, les Turcs persistent dans leurs tentatives d’obtenir une zone tampon sur l’ensemble du nord de la Syrie mais en vain, puisque les contours de celle-ci touchent toujours aux intérêts états-uniens.

Il convient de préciser que les forces kurdes de Syrie, (PYD/YPG), n’étaient pas exclusivement basées à Afrin. Bien que la prise de la ville soit une défaite militaire pour ces forces, elles continuent de contrôler militairement, mais aussi à gérer politiquement et socialement, de vastes zones dans le Nord de la Syrie.

Un conflit asymétrique complexifiant plus que jamais la résolution de la question syrienne

La complexité de la résolution du conflit syrien réside aussi dans celle du conflit asymétrique turco-kurde en son sein même. Depuis le début du cas syrien, la détermination de la Turquie à éliminer les PYD/YPG à sa frontière dépasse toutes les prérogatives fixées par la coalition internationale : éliminer Daech dans un premier temps, puis trouver une solution politique rétablissant la paix et un régime démocratique en Syrie. Du côté turc, la solution militaire est privilégiée pour résoudre la question kurde, tandis que le mouvement a été rendu plus fort grâce aux tensions turco-syriennes et au conflit qui a débuté en 2011. Pour ce qui est de la Syrie, trouver une solution ne peut se faire que par le biais de la voie politique et diplomatique.

Les réactions de la communauté internationale ont été de condamner l’opération engagée par la Turquie en janvier 2018, sans un quelconque autre acte que ce soit. Nul n’oserait donc s’opposer au gouvernement turc. Pourtant, la phase de négociation est d’autant plus nécessaire que l’opération « Rameau d’olivier » ravive un sentiment guerrier dans le pays, et que le conflit asymétrique turco-kurde est l’une des principales menaces à une résolution pacifique et diplomatique du conflit syrien[6].

Beaucoup de facteurs de résolutions en lien avec ce conflit asymétrique doivent être pris en compte dans celle de la question syrienne. D’une part, concernant les négociations turco-américaines sur l’établissement d’une zone tampon dans le nord de la Syrie, les Américains doivent convaincre, pour éviter un autre assaut turc, les PYD/YPG en présence de se retirer, ce qui risque d’être compliqué. En outre, la présence turque sur le territoire nord syrien peut s’éterniser si une solution n’est pas trouvée concernant la présence des Kurdes dans la région.

L’objectif est aussi d’éviter une confrontation entre les Turcs et les autres protagonistes du conflit, telles que les forces du régime syrien qui dénonce l’interventionnisme d’Ankara.

D’autre part, les différents protagonistes ont des intérêts très divergents sur un éventuel partage du territoire syrien ou tout simplement sur la gestion des territoires. En effet, la Turquie avait mis en place un accord avec la Russie pour convaincre les groupes djihadistes (Hayat Tahrir al Cham) de quitter la zone d’Idlib qu’ils contrôlaient, ce jusqu’au mois de septembre 2018, sans grand succès. L’effet fut même inverse puisque que HTS prit progressivement l’ascendant sur les autres groupes rebelles.

La Turquie se trouve ainsi aujourd’hui dans une position de relatif échec ce qui explique une marge de manœuvre réduite pour négocier une liberté d’action avec les Russes notamment dans son combat contre les Kurdes du PYD. Enfin, le pays est aussi confronté à des difficultés face aux Américains, en raison de l’achat du système antimissile russe S-400[7]. En effet, cela signifierait qu’une partie des systèmes militaires de l’OTAN seraient accessibles aux Russes, les rendant alors partiellement inefficaces. Ainsi, le conflit syrien dure depuis huit ans et il fait peu de doutes que sa résolution ne soit toujours pas prête d’aboutir. 

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[1] BOUVIER E., « Le PKK, un mouvement résolument transfrontalier. Partie 1 : l’Irak une base arrière majeure pour le PKK », Clés du Moyen-Orient, [en ligne] https://www.lesclesdumoyenorient.com/Le-PKK-un-mouvement-resolument-transfrontalier-Partie-1-l-Irak-une-base-arriere.html (dernière consultation le 04/07/2019)

[2] FERMIGIER Pierre, La question kurde dans la crise syrienne, Sciences Po Lyon/Université Saint Joseph de Beyrouth, 2013, p. 2

[3] Institut kurde de Paris, « Bulletin de liaison et d’informations n°389, Aout 2017 », Aout 2017, p. 3, https://www.institutkurde.org/publications/bulletins/pdf/389.pdf 

[4] Institut kurde de Paris, « Bulletin de liaison et d’informations n°394, janvier 2018 », Janvier 2018, p. 4, https://www.institutkurde.org/publications/bulletins/pdf/394.pdf

[5] Almanar News France, « Erdogan : l’offensive turque en Syrie sera étendue à d’autres villes-clés tenues par les Kurdes », 10/03/2018, http://french.almanar.com.lb/809015 

[6] PRIOULT J., « Pourquoi la zone de sécurité en Turquie profiterait à la Syrie », Les Inrockuptibles, 21/01/2019, https://www.lesinrocks.com/2019/01/21/actualite/monde/pourquoi-la-zone-de-securite-en-syrie-profiterait-la-turquie/ 

[7] BILLON D., « Syrie : la prise d’Afrin par l’armée turque », Institut des relations internationales et stratégiques, 20/03/2018,


Bibliographie :

Ouvrages :

BOZARSLAN H., « La question kurde, Etats et minorités au Moyen-Orient », Presses Sciences Po, Paris, 1997, 384 pages.

FERMIGIER Pierre, « La question kurde dans la crise syrienne », Sciences Po Lyon/Université Saint Joseph de Beyrouth, 2013, https://www.academia.edu/841550/La_question_kurde_dans_la_crise_syrienne

Mémoire

BARRAUD M., « La question kurde dans les conflits turco-syriens », Sciences Po Strasbourg/Université de Strasbourg, 2016.

Articles 

Almanar News France, « Erdogan : l’offensive turque en Syrie sera étendue à d’autres villes-clés tenues par les Kurdes », 10/03/2018, http://french.almanar.com.lb/809015

BILLON D., « Syrie : la prise d’Afrin par l’armée turque », Institut des relations internationales et stratégiques, 20/03/2018, https://www.iris-france.org/109502-syrie-la-prise-dafrin-par-larmee-turque/

PRIOULT J., « Pourquoi la zone de sécurité en Turquie profiterait à la Syrie », Les Inrockuptibles, 21/01/2019, https://www.lesinrocks.com/2019/01/21/actualite/monde/pourquoi-la-zone-de-securite-en-syrie-profiterait-la-turquie/

Bulletins

Institut kurde de Paris, « Bulletin de liaison et d’informations n°389, Aout 2017 », Aout 2017,https://www.institutkurde.org/publications/bulletins/pdf/389.pdf

Institut kurde de Paris, « Bulletin de liaison et d’informations n°394, janvier 2018 », Janvier 2018, https://www.institutkurde.org/publications/bulletins/pdf/394.pdf

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