Danse macabre de l'église Saint-Germain de La Ferté-Loupière

La peste noire, un tournant majeur dans le siège de Caffa

La peste noire, maladie infectieuse venue d’Asie, impacta la démographie à l’échelle mondiale avec 75 à 200 millions de morts. Elle fut illustrée sur les peintures du XVe siècle par la naissance de Danses macabres. Les squelettes en mouvement accompagnés de leur faux démontraient le caractère égalitaire de la mort face aux épidémies. Marquant profondément les esprits, la grande peste impacta l’organisation du monde.

Danse macabre de l'église Saint-Germain de La Ferté-Loupière
Danse macabre de l’église Saint-Germain de La Ferté-Loupière, réalisé vers 1500, GO69, Wikimedia Commons

Ces interconnexions entre les États firent progresser ce fléau de 30 à 100 km par mois, en donnant la mort aux populations en seulement quelques jours. Face à cette hécatombe massive, les belligérants perçurent le potentiel destructeur d’une telle épidémie. Ce sont les Mongols qui innovèrent la guerre biologique[1] par l’utilisation de cette bactérie durant le siège de Caffa en 1346. Comment la peste noire fut-elle utilisée par la Horde d’or afin de faire basculer le conflit ? Quel fut l’impact de la guerre biologique durant le siège de Caffa à l’échelle du monde ?

Cette pandémie permet aujourd’hui de retracer les échanges économiques, mais également guerriers, entre les États. Le pouvoir destructeur de l’arme biologique est perçu comme moderne. Toutefois, elle fut utilisée dès l’Antiquité avec l’emploi de venin de serpent imprégnant le bout des flèches, de germes, de plantes toxiques ou encore par l’empoisonnement des sources d’eau, notamment durant la guerre sacrée[2] en Grèce, vers 590 av. n. è. L’utilisation d’une épidémie dans un conflit est, cependant, une innovation dans l’acte guerrier.

Le contexte politique : l’empire de la Horde d’or et la République génoise

La Horde d’or, surnom donné à l’Empire mongol, gouverné par la dynastie issue de Djötchi, fils aîné de Gengis Khan, domine en grande partie le continent asiatique. L’empire est renforcé par la mise en place du Pax Mongolica[3], stabilisant les provinces de l’empire autour d’une culture et d’une économie commune. L’empire s’étend alors, de la partie méridionale de l’actuelle Russie jusqu’à la Transoxiane. Les routes commerciales qui le parcourent se stabilisent jusqu’en Europe. La mer Noire offre à la Crimée une place de choix dans le contact entre la Horde d’or et l’Empire génois, contrôlant les routes maritimes.

Le comptoir de Caffa, ville fortifiée sous domination génoise depuis 1266, est située sur l’emplacement de la ville actuelle de Théodosie. Principal port commercial reliant l’Europe à l’Asie, il est convoité par l’Empire mongol qui a pour objectif de dominer le carrefour commercial d’Eurasie. C’est au détour de la traite des esclaves turciques menée par les Italiens, à partir de rapts, que les tensions entre les deux États éclatèrent.

Le khan[4] Toqtaï, souverain de l’Empire mongol, assiège Caffa entre 1307 et 1308. Entourée d’une enceinte réalisée en bois et désarmée, Caffa, qui n’est plus faite que de cendres après le sabotage de celle-ci par les marchands génois, tombe aux mains de l’Empire mongol. L’importance des échanges économiques entre les deux continents poussent la reconstruction de la ville ainsi que la reprise des activités des marchands génois à partir de 1316.

À la mort d’Özbeg en 1341, la Horde d’or se convertit à l’islam, créant de nouvelles tensions avec les Italiens sur le plan religieux. C’est l’assassinat d’un noble mongol lors d’un désaccord avec un commerçant vénitien en 1343, qui relança les hostilités. Le contrôle du commerce de la mer Noire est alors au cœur du conflit entre les armées génoise et mongole. Forte de sa reconstruction, Caffa s’érige de remparts fortifiés et résiste au second siège orchestré par Djanibeg, souverain mongol succédant à Özbeg.

C’est durant cette même année que l’armée mongole est touchée par une bactérie venue de Chine. À partir des sources byzantines et russes, nous pouvons retracer la naissance d’une épidémie pesteuse à Tana[5] en 1331[6]. Se propageant à travers la connexion des espaces reliés par la route de la soie, l’épidémie atteint les rives de la mer Noire en 1346.

Une maladie dévastatrice : la peste noire

Maladie zoonose, la période d’incubation s’étendait de 16 à 23 jours, mais la mort était rapide, survenant entre trois et cinq jours dès les premiers symptômes. La peste noire peut prendre plusieurs formes. D’abord bubonique, forme la plus courante chez les malades, dont les glandes lymphatiques gonflent jusqu’à former un bubon, accompagné de vomissements, de maux de tête et d’une fièvre très élevée. Celle-ci détenait un taux de létalité de 40 à 60 %. La peste septicémique affecte le sang de la victime et la peste pulmonaire touchait, quant à elle, le système respiratoire. Ces deux formes sont incurables durant l’époque médiévale et sont fatales pour les malades.

La peste noire : une arme biologique ?

Rapidement, des centaines de soldats de la Horde d’or succombent à l’épidémie. Les cadavres s’entassent et la puanteur envahit le campement. Comment se débarrasser des pestiférés proliférant la bactérie auprès des soldats encore vivants ? Décimant l’armée mongole, celle-ci voit en cette épidémie l’aspect majeur d’une arme mortelle.

Dès lors, les cadavres des pestiférés sont lancés à l’aide d’un trébuchet, fonctionnant par le principe de contrepoids, de l’autre côté des murs fortifiés de Caffa. Qualifié comme un acte de bioterrorisme[7], cette bactérie vectrice de la mort se répand dans les rues de la ville.

« On jeta dans la ville ce qui ressemblait à des montagnes de morts, et les chrétiens ne purent s’en cacher, ni les fuir, ni y échapper, bien qu’ils en aient déversé autant qu’ils pouvaient dans la mer. Bientôt, les corps en putréfaction souillèrent l’air et l’eau. »[8]

Transmissible par une piqûre de puce, par une morsure de rat infectés par la bactérie ou encore par l’inhalation de gouttelettes projetées par une personne atteinte de la maladie, le contact direct avec les cadavres, dont les tissus ou fluides sont infectés, permettent la propagation rapide et silencieuse de la peste. L’utilisation des cadavres devait faire régner la mort noire dans le port génois.

Pourtant, les historiens ne peuvent affirmer que les pestiférés de Caffa furent utilisés comme arme biologique. Pour quelle raison ? Une seule et unique source témoigne de cet événement, celle d’un notaire de plaisance italien, Gabriel De Mussis, au sein de ses mémoires, Storia de Morbo sive Mortalitate quae fuit Anno Domini[9].Sa présence sur les lieux de l’attaque ne peut être attestée et est même contestée. Certains historiens, tel que Mark Wheelis[10], mettent en cause les rats et les puces s’immisçant au travers des fortifications depuis les campements mongols. Cette hypothèse n’est pas acceptée par tous, car les Mongols sont installés à plusieurs kilomètres de la ville fortifiée et les rats ne quittent que rarement leur refuge.

La grande peste : de Caffa jusqu’en Europe

Face à l’hécatombe naissante au creux de l’enceinte de Caffa, les Génois quittent la péninsule, emportant avec eux la pandémie dévastatrice jusqu’aux confins de l’Europe. La peste noire s’installe dans chacun des ports connectés au commerce de la mer Noire et de la Méditerranée. Puis, remontant les routes terrestres, elle quitte les marins pour accompagner les marchands. Cette mort noire est qualifiée par Patrick Boucheron, historien spécialiste du Moyen-Âge et de la Renaissance, « non pas comme la fille de la guerre, mais de la paix »[11], illustrant un monde interconnecté au gré des échanges et des alliances.

Le siège de Caffa impulse la prolifération de la peste et marque son entrée en Europe lors du départ des Génois. La pandémie redessine la démographie à l’échelle du monde et l’organisation globale de celui-ci. La grande peste marque durablement le bas Moyen Âge européen et reste, aujourd’hui encore, dans les mémoires. Elle représente, pour la première fois, l’utilisation d’une épidémie comme une arme de guerre, ouvrant la porte aux guerres chimiques modernes. La dangerosité invisible des armes biologiques pose désormais une question éthique sur leurs utilisations et sont désormais interdites par le droit international.

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Bibliographie :

BARKER Hannah, « Laying the Corpses to Rest: Grain Embargoes and the Early Transmission of the Black Death in the Black Sea, 1346-1347 », dans Speculum, vol. 96, n°1, Chicago, The University of Chicago Press, 2021, 285 p. , pp. 97-126

BARRY Stéphane et NOBERT Gualde, « La Peste noire dans l’Occident chrétien et musulman 1346/1347 – 1352/1353 », dans Épidémies et crises de mortalité du passé, Pessac, Ausonius Éditions, 2007, 243 p., pp. 193-227, [en ligne] https://doi.org/10.4000/books.ausonius.750 (dernière consultation le 11/09/2024)

BOUCHERON Patrick, « Du siège de Caffa aux marmottes de la Horde d’Or », dans Histoire et archéologie, n°8, Paris, Collège de France, 2021, 1h 2 min 42 s, [en ligne] https://www.college-de-france.fr/fr/agenda/lecture/the-black-death/du-siege-de-caffa-aux-marmottes-de-la-horde-or (dernière consultation le 11/09/2024)

BOUCHERON Patrick, « Peste Noire : itinéraire d’une tueuse », dans L’Histoire, n°510, Paris, Les Éditions L’Histoire, 2023, 116 p., pp. 30-35, [en ligne] https://www.lhistoire.fr/peste-noire-itin%C3%A9raire-dune-tueuse (dernière consultation le 11/09/2024)

MAYOR Adrienne, « Les armes biologiques existeraient depuis l’Antiquité », dans National Geographic, Londres, The Walt Disney Company Limited, 2023, [en ligne] https://www.nationalgeographic.fr/histoire/guerre-grece-antique-les-armes-biologiques-existeraient-depuis-lantiquite (dernière consultation le 11/09/2024)

PAPACOSTEA Şerban, « Les Génois et la Horde d’Or : le tournant de 1313 », dans Chemins d’outre-mer, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2004, 857 p., pp. 651-659, [en ligne] https://doi.org/10.4000/books.psorbonne.3990 (dernière consultation le 12/09/2024)

VIRGILI Antoni, « Rapide et fatale : comment la Peste Noire a dévasté l’Europe au 14e siècle », dans National geographic, Londres, The Walt Disney Company Limited, 2020, [en ligne] https://www.nationalgeographic.fr/histoire/2020/04/rapide-et-fatale-comment-la-peste-noire-devaste-leurope-au-14e-siecle (dernière consultation le 11/09/2024)

WHEELIS Mark, « Biological Warfare at the 1346 Siege of Caffa », dans Emerging Infectious Diseases, vol. 8, n°9, Atlanta, National Center for Infectious Diseases, 2002, pp. 881-1012, pp. 971-975, [en ligne] https://doi.org/10.3201/eid0809.010536 (dernière consultation le 11/09/2024)


[1] Une attaque bactériologique consiste à répandre dans l’air ou dans l’eau des germes de virus ou bactéries afin d’impacter l’adversaire.

[2] Au début du VIe siècle av. J.-C. eut lieu la première guerre sacrée, opposant les Amphictyons à la cité de Kirrha dans le but de contrôler la « terre sacrée » d’Apollon.

[3] Terme historiographique qui qualifie une période de stabilité de l’Empire mongol concernant la vie sociale, culturelle et économique des habitants des provinces aux XIIIe et XIVe siècles.

[4] Titre donné aux souverains mongols.

[5] Ville actuelle d’Azov en Russie, elle est nommée Tana au Moyen-Age et est alors sous la domination de la Horde d’or.

[6] BARKER Hannah, « Laying the Corpses to Rest: Grain Embargoes and the Early Transmission of the Black Death in the Black Sea, 1346-1347 », dans Speculum, vol. 96, n°1, Chicago, The University of Chicago Press, 2021, 285 p. , pp. 97-126

[7] BOUCHERON Patrick, « Du siège de Caffa aux marmottes de la Horde d’Or », dans Histoire et archéologie, n°8, Paris, Collège de France, 2021, 1h 2 min 42 s, [en ligne] https://www.college-de-france.fr/fr/agenda/lecture/the-black-death/du-siege-de-caffa-aux-marmottes-de-la-horde-or (dernière consultation le 11/09/2024)

[8] DE MUSSI Gabriele, Storia de Morbo sive Mortalitate quae fuit Anno Domini (1348), cité dans ibid.

[9] Ibid.

[10] WHEELIS Mark, « Biological Warfare at the 1346 Siege of Caffa », dans Emerging Infectious Diseases, vol. 8, n°9, Atlanta, National Center for Infectious Diseases, 2002, pp. 881-1012, pp. 971-975, [en ligne] https://doi.org/10.3201/eid0809.010536 (dernière consultation le 11/09/2024)

[11] BOUCHERON Patrick, « Du siège de Caffa aux marmottes de la Horde d’Or », op. cit.