
Discuter de la chose militaire, c’est aussi débattre d’une forme d’engagement très spécifique d’hommes et de femmes pour une cause. Notre histoire est jalonnée par des conflits d’ampleurs différentes mais qui sont indissociables d’un engagement de soldats. Savoir si cet engagement est volontaire ou imposé est un deuxième débat qui transcende l’humanité depuis son regroupement en tribus, en peuples et en nations. C’est un thème qui est en effet récurrent dans l’histoire militaire : la croyance dans une cause est-elle suffisante pour sacrifier son temps, sa santé voire potentiellement sa vie ?
Le film qui fait l’objet de cette critique apparaît comme une bonne illustration de ces questionnements. David Ayer signe ici en tant que réalisateur et scénariste une fresque cauchemardesque prenant place dans l’Allemagne nazie un mois avant la capitulation. Depuis le D-Day, les forces alliées ont bouté les nazis hors de France et de Belgique et s’emploient désormais à briser le IIIe Reich sur son territoire.
L’Allemagne que nous voyons est en ruine, cadavres et carcasses jonchant les allées et routes. L’histoire narrée est celle d’une division blindée étatsunienne dans son périple. À la tête de cette division, le plus que désabusé « Wardaddy » et son char, le « Fury ». À la suite de la perte de son copilote, une jeune recrue lui est affectée, un dactylographe nommé Norman tout juste enrôlé et définitivement pas préparé à ce qui va lui arriver.
La première chose qui ressort de ces 2 h 14 de film, c’est le jeu de lumière habilement utilisé pour insister sur cette ambiance morbide. Le brouillard et la suie sont partout, imprégnant visages et décors. Le monde autour de nos héros s’assombrit au fur et à mesure de la narration. Cela renforce l’impression de ténèbres qui s’étendent de plus en plus. Une juste allégorie de la situation dans laquelle tous les personnages se trouvent. Et ce, quel que soit le camp. C’est d’ailleurs extrêmement visible lorsque nos héros rejoignent un camp militaire allié et que « Wardaddy » regarde les prisonniers de guerre. Le jeu de regard entre les deux « camps » est bref mais assez révélateur. L’horreur est partout, quel que soit le côté de la barrière. Et notre soldat en a bien conscience alors qu’il essaye de l’expliquer au jeune Norman.
Ce dernier, superbement interprété par Logan Lerman, incarne la boussole morale perdue dans un monde de boue et de mort. Il essaye tant bien que mal de ne pas contrevenir à ses valeurs spirituelles mais se heurte à la réalité lorsque son inaction entraîne des pertes sérieuses du côté des Alliés. Et tout ça, parce qu’il ne concevait pas de tuer des enfants envoyés en mission suicide. Le personnage de Norman joue un double rôle : il est autant un agneau envoyé dans un monde de loups que le miroir du spectateur de ce film.
Il apparaît en effet que Norman n’appartient pas à ce monde de violence. Il est un simple dactylographe propulsé dans un monde d’une violence inouïe. Confronté à son désir de garder sa conscience pure et de ne pas ôter la vie, Norman va lutter et hésiter. Il cherchera alors à comprendre pourquoi il semble être le seul à s’opposer à cette barbarie. Et c’est en cela qu’il incarne l’innocence du spectateur. La vision commune qu’ils partagent va s’assombrir à mesure que Norman renonce à son innocence et se joigne à la mêlée entre deux jurons envers les nazis.
Logan Lerman est touchant tant par la justesse de son jeu que par la proximité qu’il crée avec le spectateur. Face à lui, Brad Pitt est impitoyable, féroce mais juste à sa façon en « Wardaddy » désabusé mais déterminé. Lorsque Norman souffre d’une grande désillusion après avoir vu mourir une jeune allemande avec qui il venait de sympathiser, il se voit offrir une leçon par son supérieur : « Les idéaux sont pacifiques, l’Histoire est violente »[1]. Ce qui en fait un bon résumé de la confrontation idéologique entre les deux personnages.

Mais le film ne cherche pas à expliquer que les ténèbres sont irréversibles. Bien au contraire. Il y persiste une touche d’espoir ; même dans le carnage.
Alors en pleine confrontation pour défendre un point stratégique et que le monde semble en flammes autour d’eux, le personnage de Lerman voit son univers s’écrouler. Plus de Dieu, plus de paix, juste le chaos. Et pourtant alors même que le blindé « Fury » et ses autres occupants sont finalement battus par les forces nazies, Norman, se cachant sous la carcasse, n’est pas dénoncé par un soldat ennemi qui inspecte le dessous du char. Les deux regards se croisent, deux jeunes visages qui se regardent et se comprennent. À la fin de cette nuit tragique, ce sont les forces alliées qui retrouvent Norman et lui expliquent que l’équipage du « Fury » a permis une avancée significative. Il devient donc un « héros ». Cette scène finale est assez poétique : les nuages se dissipent, le seul idéaliste survit et part vers de nouveaux horizons alors que la guerre touche à sa fin.

Ce film ne cherche pas à glorifier la guerre ou l’engagement des soldats. À la manière d’un Churchill, il ne promet que du sang et de la boue. Personne n’est épargné, ni les civils ni les militaires ni les enfants.
Car, c’est là aussi l’une des conséquences de la guerre totale décidée par Hitler vers la fin du conflit. Acculées de toute part, les autorités nazies sont contraintes d’enrôler des enfants pour défendre le Reich. Alors que les troupes soviétiques avancent à l’est, et les forces alliées à l’ouest, l’armée allemande incorpore des enfants pour remplacer les adultes manquants. Ils sont envoyés dans ce qui s’apparente à des missions suicides n’ayant ni l’expérience ni la force nécessaires pour endurer de telles épreuves.
L’emploi d’enfants comme armes de guerre ne peut se considérer que comme un acte d’une perversion absolue ou d’un désespoir sincère. Comment penser autrement alors que nos héros se retrouvent à faire feu sur des soldats en uniformes ne dépassant pas le mètre cinquante et aux visages poupons ? C’est d’ailleurs ce qui fera hésiter Norman et coûtera la vie à de nombreux soldats alliés. Parce qu’il est indispensable de ne pas oublier que des enfants peuvent s’avérer des armes redoutables. Et ce, encore aujourd’hui. Certains organismes internationaux comme l’UNICEF estiment que 250 000 enfants participent encore, directement ou indirectement, à des conflits dans le monde[2]. Plus de quinze ans après l’engagement d’une centaine de pays pour la lutte contre l’enrôlement des enfants[3], les « enfants-soldats » seraient encore présents sur une vingtaine de zones de conflit…
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Bibliographie
« Les enfants-soldats dans le monde », dans Amnesty International Jeunes, Bruxelles, Amnesty International Belgique Francophone, 2012, [en ligne] https://jeunes.amnesty.be/jeunes/nos-campagnes-jeunes/enfants-soldats/presentation/article/les-enfants-soldats-dans-le-monde (dernière consultation le 05/09/2021)
« Les Principes de Paris – Principes et lignes directrices sur les enfants associés aux forces armées ou aux groupes armés », dans UNICEF, Paris, UNICEF France, 2007, 35 p., [en ligne] https://www.unicef.fr/sites/default/files/userfiles/Principes%20de%20Paris(1).pdf (dernière consultation le 05/09/2021)
[1] AYER David (réal.), Fury, États-Unis, Columbia Pictures, 2014, 135 min
[2] « Les enfants-soldats dans le monde », dans Amnesty International Jeunes, Bruxelles, Amnesty International Belgique Francophone, 2012, [en ligne] https://jeunes.amnesty.be/jeunes/nos-campagnes-jeunes/enfants-soldats/presentation/article/les-enfants-soldats-dans-le-monde (dernière consultation le 05/09/2021)
[3] « Les Principes de Paris – Principes et lignes directrices sur les enfants associés aux forces armées ou aux groupes armés », dans UNICEF, Paris, UNICEF France, 2007, 35 p., [en ligne] https://www.unicef.fr/sites/default/files/userfiles/Principes%20de%20Paris(1).pdf (dernière consultation le 05/09/2021)