Guérin Pierre-Narcisse, La mort de Caton d’Utique

Le 6 avril 46 av. n. è. : la bataille de Thapsus

Contexte

Environ onze mois avant la bataille de Munda[1], qui fut la dernière grande bataille de la guerre civile opposant les partisans de Pompée à Jules César, la bataille de Thapsus marqua un tournant majeur dans ce conflit civil. En effet, peu de temps après la défaite du camp pompéien à la bataille de Pharsale, suivi de l’assassinat de Pompée (48 av. n. è.), certains des partisans pompéiens encore en vie se réfugièrent dans le royaume de Numidie afin d’y organiser la résistance[2]. Parmi eux se trouvaient notamment Caton le Jeune[3], Metellus Scipion[4], Lucius Afranius[5] et Titus Labiénus[6].

Le nord de l’Afrique était, depuis les guerres puniques, divisé en deux parties : d’une part, la province romaine d’Africa vetus[7] et, d’autre part, le royaume de Numidie, dont l’avant-dernier représentant fut Juba Ier[8]. Allié au roi numide, qui possédait des éléphants au sein de son armée, le camp pompéien représentait encore une menace redoutable pour César. Ce dernier parvint néanmoins à amener dans son camp les deux rois de Maurétanie, Bocchus II et Bogud, lui permettant ainsi d’étoffer son armée[9]. Grâce à l’intervention des rois maures en Numidie, l’avancée de Juba fut stoppée, facilitant l’arrivée des troupes césariennes[10]. La campagne en Afrique fut jalonnée par de nombreuses escarmouches et de batailles[11], dont la dernière fut celle de Thapsus, marquant, par la même occasion, la chute du royaume numide[12].

Carte reprenant les lieux de batailles de la guerre civile entre Pompée et César
Carte reprenant les lieux de batailles de la guerre civile entre Pompée et César, FDRMRZUSA, 2022, Wikimedia Commons

Déroulement de la bataille

Juste après le siège de Thabena et la bataille d’Aggar, César partit en direction de Thapsus, ville portuaire située au sud de Carthage et de Zama. Selon le témoignage attribué à César (Guerre d’Afrique), Metellus Scipion le suivit et installa son armée de telle sorte qu’elle puisse défendre la cité de Thapsus en cas d’attaque. Constatant qu’il essayait, par la même occasion, d’instaurer un blocus, César mit en place sa stratégie et disposa son armée selon le plan suivant :

« […] la Xe et VIIe légions à l’aile droite, VIIIe et IXe à l’aile gauche, cinq cohortes de la Ve légion formant à chaque aile une quatrième ligne contre les éléphants, archers et frondeurs aux deux ailes, infanterie légère répartie dans les rangs de la cavalerie. »[13]

Plan de bataille et disposition des forces en présence
Plan de bataille et disposition des forces en présence, auteur inconnu, 2022, Wikimedia Commons

Tandis que ses soldats trépignaient d’impatience à l’idée de livrer combat, César restait silencieux et tentait tant bien que mal de retenir ses troupes, quand

« tout à coup, à l’aile droite, un trompette, cédant aux soldats et sans avoir reçu l’ordre de César, se mit à sonner la charge. Aussitôt, dans toutes les cohortes, on marcha à l’ennemi, malgré les centurions qui faisaient face et résistaient, essayant d’empêcher de force les soldats d’engager le combat sans l’ordre du général, mais en vain. »[14]

César, ne pouvant contenir davantage ses soldats, céda et les rejoignit très rapidement dans la bataille[15]. L’armée de Metellus Scipion fut très rapidement défaite[16] et les soldats pompéiens furent massacrés en dépit de leur appel à la clémence auprès de César, qui ne pouvait rien faire pour calmer la colère de ses vétérans. Le camp de Metellus Scipion ne fut pas le seul à tomber aux mains de césariens, puisque le camp du roi Juba, qui était juste à côté, fut également déserté par l’armée du roi numide et pris par les soldats de César.

Au cours de cette bataille, César n’aurait perdu que cinquante soldats contre près de dix mille pertes comptabilisées dans l’autre camp[17]. En outre, César a récupéré quelques éléphants survivants de l’armée de Juba, mais après avoir vainement tenté de les faire obéir, il les relâcha en liberté.

Après la bataille

La prochaine destination de César fut de se rendre dans la cité d’Utique où était installé Caton le Jeune[18]. À l’annonce de la victoire de César, Caton semblait garder son sang-froid. Après avoir mangé, il demanda à lire un traité de Platon (Phédon)[19]. Les témoignages antiques divergent, mais après avoir terminé sa lecture, Caton s’ouvrit le ventre[20], duquel ses entrailles sortirent. Découvert par des membres de sa domus (maison), il est soigné et pansé. Néanmoins, il profita d’être à nouveau seul – ayant probablement fait semblant de s’assoupir – pour rouvrir ses blessures et décéda quelques heures après.

Le suicide de Caton a fortement marqué les esprits des Romains et était considéré comme le « parfait exemple de la liberté intégrale » selon l’idéal de la philosophie stoïcienne[21]. En effet, le suicide de Caton n’était pas tant la conséquence de la défaite des troupes pompéiennes à Thapsus ou encore la crainte d’être tué sur l’ordre de César (qui souhaitait lui laisser la vie en vertu de sa clementia), mais il représentait plutôt une échappatoire, un moyen de ne pas tomber sous l’autorité (vue comme une forme d’asservissement) de César[22].

Guérin Pierre-Narcisse, La mort de Caton d’Utique
Guérin Pierre-Narcisse, La mort de Caton d’Utique (vers 1797), dessin à la pierre noire, estompe et rehauts de blanc – Collections du Louvre

Caton ne fut pas le seul à se donner la mort. Metellus Scipion, qui était parvenu à échapper au massacre des troupes de César, avait rejoint le port d’Hippone, mais il tomba dans un piège. Ne souhaitant pas être fait prisonnier, il préféra se suicider avec une épée[23]. Selon le récit du Pseudo-César (Guerre d’Afrique, XCVI), qui présente une autre tradition, Metellus Scipion serait parvenu à monter à bord d’un navire, mais se serait suicidé en se jetant par-dessus bord.

Juba Ier et Pétréius[24] avaient, quant à eux, rejoint la cité de Zama, qui leur refusât néanmoins l’entrée[25]. Rejoignant l’une des propriétés de Juba, les deux hommes orchestrèrent alors leur mort[26] :

« Cependant, le roi à qui toutes les cités fermaient leurs portes désespère de se sauver ; à bout d’expédients, il décide avec Pétréius qu’ils se battront à l’épée pour se donner l’apparence d’une mort généreuse, et l’épée du robuste Pétréius vint aisément à bout du faible Juba. Ensuite Pétréius essaya de s’enfoncer son épée dans la poitrine ; n’y arrivant pas, il obtint par ses prières qu’un de ses esclaves le tuât, et cette fois eut satisfaction ».[27]

La victoire césarienne de Thapsus marqua la fin de la campagne d’Afrique[28]. L’ancien royaume de Juba Ier est transformé en une province romaine, Africa nova[29]. César, quant à lui, rentra à Rome à l’automne 46 av. n. è. pour célébrer ses quatre triomphes, avant de repartir combattre les derniers bastions pompéiens en Hispanie[30].

Bibliographie

Appien, Histoire romaine. Livre XIV. Guerres civiles. Livres II, Paris, Les Belles Lettres, 2021, CCLXX & 370 p., édité et traduit par Goukowsky Paul

Bridoux Virginie, Les Royaumes d’Afrique du Nord : émergence, consolidation et insertion dans les aires d’influence méditerranéennes, Rome, Publications de l’École française de Rome, 2020, 296 p., [en ligne] https://books.openedition.org/efr/31955?lang=fr (dernière consultation le 20/03/2023)

David Jean-Michel, La République romaine : de la deuxième guerre punique à la bataille d’Actium (218-31 av. J.-C.), Paris, Seuil, 2000, 304 p.

Elvers Karl-Ludwig, « Afranius », dans Brill’s new Pauly : Encyclopaedia of the Ancient World, vol. 1, Boston / Leiden, Brill, 2002, LXI p. et 1158 col., col. 289

Frigo Thomas, « P. Cato (Uticensis) M. », dans Brill’s new Pauly: Encyclopaedia of the Ancient World, vol. 11, Boston / Leiden, Brill, 2007, LV p. et 952 col., col. 631-634

Fündling Jörg, « Juba », dans Brill’s new Pauly: Encyclopaedia of the Ancient World, vol. 6, Boston / Leiden, Brill, 2005, XVI p. & 1232 col., col. 1204-1205

Fündling Jörg, « Petreius », dans Brill’s new Pauly: Encyclopaedia of the Ancient World, vol. 10, Boston / Leiden, Brill, 2007, LV p. & 954 col., col. 873-874

Grisé Yolande, Le suicide dans la Rome antique, Montréal / Paris, Bellarmin / Les Belles Lettres, 1982, 325 p.

Le Bohec Yann, César chef de guerre : César stratège et tacticien, Monaco, Éditions du Rocher, 2001, 512 p.

Le Bohec Yann, Histoire de l’Afrique romaine (146 avant J.-C. – 439 après J.-C.), Paris, Picard, 2005, 282 p.

Liegeois Liselotte, « 17 mars 45 av. n. è. : la bataille de Munda », dans La Revue d’Histoire Militaire, Les Lilas, La Revue d’Histoire Militaire, 2023, [en ligne], https://larevuedhistoiremilitaire.fr/2023/03/17/17-mars-45-av-n-e-la-bataille-de-munda/ (dernière consultation le 20/03/2023)

Plutarque, Vie de Caton, Paris, Les Belles Lettres, 1976, 173 p., texte édité et traduit par Chambry Émile et Flacelière Robert

Plutarque, Vie de César, Paris, Les Belles Lettres, 1975, 292 p., texte édité et traduit par Chambry Émile et Flacelière Robert

Pseudo-César, Guerre d’Afrique, Paris, Les Belles Lettres, 1997, LXV & 308 p., texte édité et traduit par Bouvet Alphonse


[1] Liegeois Liselotte, « 17 mars 45 av. n. è. : la bataille de Munda », dans La Revue d’Histoire Militaire, Les Lilas, La Revue d’Histoire Militaire, 2023, [en ligne], https://larevuedhistoiremilitaire.fr/2023/03/17/17-mars-45-av-n-e-la-bataille-de-munda/ (dernière consultation le 20/03/2023)

[2] Plutarque, Vie de César, 52, Paris, Les Belles Lettres, 1975, 292 p., texte édité et traduit par CHAMBRY Émile et Flacelière Robert

[3] Passé à la postérité sous le nom de Caton d’Utique, Caton le Jeune était l’arrière-petit-fils de Caton le Censeur (234-149 av. n. è.). En 72 av. n. è., il se porta volontaire pour réprimer la guerre servile engagée par Spartacus. Défendant à tout prix les intérêts des optimates, il n’hésita pas à s’opposer à Pompée et à César au Sénat. En 55 av. n. è., il demanda même l’extradition de César auprès des peuples gaulois pour violation du ius gentium. La défense des intérêts des optimates le conduisit à rejoindre le camp de Pompée lors de la guerre civile. Tout au long de sa vie, Caton fut un fervent opposant de César. La philosophie stoïcienne, à laquelle il adhérait, le guida jusqu’à la fin de sa vie. Voir Frigo Thomas, « P. Cato (Uticensis) M. », dans Brill’s new Pauly: Encyclopaedia of the Ancient World, vol. 11, Boston / Leiden, Brill, 2007, LV p. et 952 col., col. 631-634

[4] Quintus Caecilius Metellus Pius Scipion Nasica, adopté par Quintus Metellus Pius, était un homme politique important de la fin de la période républicaine. Son nom est apparu la première fois lors de la conjuration de Catilina (63 av. n. è.). Consul en 53 av. n. è., il s’allia rapidement à Pompée. Lors du franchissement du Rubicon par César, Metellus Scipion fut nommé à la tête de la province de la Syrie, avant de rejoindre l’armée pompéienne à Pharsale. Après la défaite, il parvint à fuir en Afrique où, grâce au soutien de Caton, il obtint le commandement de l’armée.

[5] Lucius Afranius était un partisan de Pompée et fut son légat durant les années 70 av. n. è. Grâce au soutien de son protecteur, il fut élu consul pour l’année 60 av. n. è. En 55 av. n. è., il fut envoyé avec M. Pétréius en Espagne afin d’administrer la province. Battu à la bataille de Lérida par César, il parvint à Dyrrachium et combattit également à la bataille de Pharsale. Après être repassé par Dyrrachium, il arriva à Thapsus où il fut prisonnier et tué. Voir Elvers Karl-Ludwig, « Afranius », dans Brill’s new Pauly: Encyclopaedia of the Ancient World, vol. 1, Boston / Leiden, Brill, 2002, LXI p. et 1158 col., col. 289

[6] Liegeois Liselotte, art. cit., note 11

[7] Constituée après la chute de Carthage en 146 av. n. è.

[8] Fils et successeur de Hiempsal II, Juba a représenté les intérêts numidiens à Rome dès l’année 63 av. n. è. L’année suivante, il s’opposa ouvertement à César qui soutenait un jeune noble numidien, Masintha, ayant défié Hiempsal II. Bien que Juba ait accédé à la royauté en 50 av. n. è., il n’était pas reconnu par Rome. Lors du déclenchement de la guerre civile, Juba prit le parti de Pompée, qui le reconnut quelque temps après comme roi. Voir Fündling Jörg, « Juba », dans Brill’s new Pauly: Encyclopaedia of the Ancient World, vol. 6, Boston / Leiden, Brill, 2005, XVI p. & 1232 col., col. 1204-1205 ; Bridoux Virginie, Les Royaumes d’Afrique du Nord : émergence, consolidation et insertion dans les aires d’influence méditerranéennes, Rome, Publications de l’École française de Rome, 2020, 296 p., [en ligne] https://books.openedition.org/efr/31990 (dernière consultation le 20/03/2023)

[9] Le roi Bogud joua également un rôle important pendant la seconde campagne en Hispanie, particulièrement lors de la victoire à Munda (45 av. n. è.). Voir David Jean-Michel, La République romaine : de la deuxième guerre punique à la bataille d’Actium (218-31 av. J.-C.), Paris, Seuil, 2000, 304 p., p. 231

[10] Bridoux Virginie, op. cit.

[11] Sur les enjeux et le déroulement des différentes batailles durant la guerre civile entre César et Pompée, voir Le Bohec Yann, Histoire de l’Afrique romaine (146 avant J.-C. – 439 après J.-C.), Paris, Picard, 2005, 282 p., pp. 46-49

[12] Le Bohec Yann, César chef de guerre : César stratège et tacticien, Monaco, Éditions du Rocher, 2001, 512 p., p. 417 ; Bridoux Virginie, op. cit.

[13] Pseudo-César, Guerre d’Afrique, LXXXI, 1, Paris, Les Belles Lettres, 1997, LXV & 308 p., p. 75, texte édité et traduit par Bouvet Alphonse : « legione X VIIque dextro cornu, VIII et IX sinistro oppositis, quintae legionis in quarta acie ad ipsa cornua quinis cohortibus in utrisque cornibus dispositis levique armatura inter equites interiecta. »

[14] Ibid., LXXXII, 3-4, p. 76 : « subito destro cornu iniussu Caesaris tubicen a militibus coactus canere coepit. Quo facto ab universis cohortibus signa in hostem coepere inferri, cum centuriones pectore adverso resisterent uique continerent milites ne iniussu imperatoris concurrerent, nec quicquam proficerent

[15] Le Bohec Yann, César chef de guerre, op. cit., p. 418

[16] Appien rapporte, quant à lui, que les combats furent longs et difficiles. Voir Appien, Histoire romaine. Livre XIV. Guerres civiles. Livres II, XCVII, Paris, Les Belles Lettres, 2021, CCLXX & 370 p., p. 89, texte édité et traduit par Goukowsky Paul

[17] Pseudo-César, op. cit., LXXXVI, 1, p. 79 : « César, maître des trois camps après avoir tué dix mille ennemis et en avoir mis en fuite un nombre considérable, rejoignit son camp ayant perdu cinquante hommes et comptant peu de blessés (Caesar, trinis castris potitus occisisque hostium X milibus fugatisque compluribus, se recepit L militibus amissis paucis sauciis in castra)».

[18] Caton avait sauvé la cité d’Utique d’un massacre de sa population. M. Scipion souhaitait, en effet, raser la ville, sous prétexte que celle-ci s’était alliée à César. Voir Plutarque, Vie de Caton, ch. 58, Paris, Les Belles Lettres, 1976, 173 p., p. 131, texte édité et traduit par Chambry Émile et Flacelière Robert

[19] Traité philosophique sur l’immortalité de l’âme.

[20] Avec soit une épée, soit un poignard.

[21] Grisé Yolande, Le suicide dans la Rome antique, Montréal / Paris, Bellarmin / Les Belles Lettres, 1982, 325 p., p. 202

[22] Ibid., p. 203

[23] Le Bohec Yann, César chef de guerre, op. cit., p. 420 et note 117 pour les sources.

[24] Marcus Pétréius était un général romain, ayant notamment acquis son expérience en combattant la résistance de Catilina et de ses partisans (62 av. n. è.). En 59 av. n. è., il s’opposa à César et quitta le Sénat en pleine réunion. De 55 à 49 av. n. è., il fut le représentant de Pompée en Hispanie ultérieure et il combattit aux côtés de Lucius Afranius à Lérida en 49 av. n. è. Voir Fündling Jörg, « Petreius », dans Brill’s new Pauly: Encyclopaedia of the Ancient World, vol. 10, Boston / Leiden, Brill, 2007, LV p. & 954 col., col. 873-874

[25] Le Bohec Yann, César chef de guerre, op. cit., p. 420

[26] Ibid., p. 421

[27] Pseudo-César, op. cit., XCIV, p. 87 : « Rex interim ab omnibus civitatibus exclusus, desperata salute, cum iam <omnia> conatus esset, cum Petreio, ut cum virtute interfecti esse viderentur, ferro inter se depugnant atque firmior inbecilliorem Iubam Petreius facile ferro consumpsit. Deinde ipse sibi cum conaretur gladio traicere pectus neque posset, precibus a servo sup impetravit ut se interficeret idque obtinuit ».

[28] Le Bohec Yann, César chef de guerre, op. cit., p. 420

[29] Id., Histoire de l’Afrique romaine, op. cit., p. 49

[30] Voir par exemple Liegeois Liselotte, art. cit.

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