De nos jours, lorsque nous parlons du Japon médiéval, il est difficile de ne pas avoir en tête l’image du « samurai » 侍[1] et de ses sabres. En effet, sur l’archipel, la fin du Moyen-âge (XVIe siècle) est marquée par de très nombreux combats à l’arme blanche et le début de son remplacement par l’arquebuse. Néanmoins, l’arsenal guerrier japonais était bien plus varié que ce que nous, occidentaux, tendons à nous imaginer, et ce en particulier durant les époques antique et médiévale. Nous remarquons, par exemple, que les personnels monastiques sont connus pour leur usage de lances, telles que le naginata 長刀[2].
Durant des siècles, l’arme favorite, celle qui était utilisée par les troupes impériales, les gardes de la capitale, les « guerriers professionnels », n’était ainsi pas le sabre, mais l’arc. Ce que nous pouvons considérer comme l’ancêtre du si célèbre bushidō 武士道, « la Voie des Guerriers »[3], était alors appelé kyūba no michi 弓馬の道, « la Voie de l’Arc et du Cheval ». Nous pouvons donc nous demander comment le champ de bataille s’est transformé d’un combat où arcs et flèches étaient décisifs, à des mêlées à l’arme blanche.


Présentement, nous pouvons reconstituer de manière plutôt certaine le déroulement d’une bataille type de la fin de l’Antiquité japonaise (XIIe siècle). En effet, bien que l’époque Heian 平安時代 (794-1185) ait été relativement paisible, la transition vers le Moyen-âge au XIIe siècle fut conflictuelle et nous pouvons observer de nombreux exemples de batailles de petite et moyenne envergure (quelques centaines ou milliers de participants) qui nous permettent d’établir une sorte de pattern des différentes phases de combats que nous présentent les sources de cette époque et des siècles qui suivirent[4].
Les batailles étaient supposées commencer par un ya awase 矢合わせ, un échange de flèches rituel organisé entre les deux groupes armés s’opposant afin de marquer le début d’une bataille « officielle »[5]. De manière générale, les partis étaient supposés établir un lieu et un jour de rendez-vous. Les deux forces armées se faisaient face, disposées derrières des rangées de boucliers dressés avec environ 50 et 70 mètres entre eux.
Et, entre cinq et sept heures du matin, soit durant « l’heure du lapin », u no koku 卯の刻[6], des cris de guerre, toki no koe 鬨の声, résonnaient trois fois avant que les guerriers d’un premier camp, usuellement à cheval, tirent sur leurs adversaires une volée de kaburaya 鏑矢, des « flèches à tête en forme de navet ». Disposant d’un embout rond généralement taillé dans une corne de daim ou dans du bois, elles provoquaient un sifflement lorsqu’elles étaient tirées. L’autre parti répondait, de même, avec une volée de flèches « sifflantes », et le combat pouvait commencer.

La phase suivante, nommée tatetsuki ikusa 楯突戦, soit « bataille de boucliers dressés », se déroulait également au tir à l’arc : les guerriers s’envoyaient des volées de tōya 遠矢, « flèches de longue distance », qui étaient relativement plus fines, avec de plus petites plumes, et faites pour atteindre l’ennemi au-delà des rangées de boucliers. Puis, si le tir à distance ne suffisait pas, le combat pouvait se transformer en un hasekumi ikusa 馳組戦, une « bataille de galop en groupe », durant laquelle les cavaliers d’un des deux partis sortaient à découvert et chevauchaient en cercle autour de leur ennemi tout en leur tirant dessus. Ainsi, même s’il arrivait que les combats comportent des mêlées, ils se commençaient et se finissaient principalement grâce au tir à l’arc.
Pour les affrontements irréguliers, comme dans le cadre des guerres privées, ce pattern n’était généralement pas respecté. Les raids, embuscades et attaques surprises étaient extrêmement courants pour ce type de conflits. Cependant, là aussi l’arc, notamment à travers l’archerie montée, était privilégié.
Néanmoins, durant la seconde moitié du XIIe siècle, notamment durant le conflit de Genpei, Genpei no sōran 源平の争乱 (1180-1185)[7], les batailles « officielles » se firent de plus en plus nombreuses et comportèrent de plus en plus de participants. Et, avec ces changements, nous pouvons observer que de nouvelles tactiques militaires apparurent, comme l’attaque surprise ou encore l’attaque nocturne, qui étaient auparavant principalement utilisées dans le cadre des guerres privées, mais pas, de manière générale, dans les conflits armés officiels[8].
En outre, à partir de cette seconde moitié du XIIe siècle, furent compilés des textes épiques, gunki monogatari 軍記物語, qui popularisèrent alors ces nouvelles tactiques sur l’ensemble de l’archipel. Le champ de bataille japonais évolua progressivement et, de l’usage majeur du tir à l’arc, entra dans une période d’apogée de l’arme blanche et de la mêlée.
Toutefois, contrairement au XVIe siècle et son arrivée des armes à feu sur l’archipel, ce qui vint changer aussi profondément le champ de bataille japonais ne fut pas un progrès technologique, mais une évolution sociologique. En effet, lorsque nous étudions les textes de ce début d’époque médiévale japonaise, nous pouvons remarquer qu’avec le changement d’envergure des batailles, de nouveaux objectifs guerriers apparurent. Le guerrier de l’époque antique[9] participait aux conflits armés car, soit il s’agissait de sa profession, soit il souhaitait protéger ses terres, sa famille, ses possessions…
Cependant, avec le conflit de Genpei, les armées se firent plus grandes : de très nombreux paysans et guerriers locaux étaient recrutés sur le chemin de la bataille[10]. Généralement peu formés au combat, ils venaient se battre afin d’obtenir des récompenses, usuellement pécuniaires, mais qui pouvaient également être une promotion, des terres, ou encore une protection seigneuriale. Or, lorsqu’il s’agissait de groupes armés « officiels », si le guerrier souhaitait obtenir une récompense, il devait faire ses preuves sur le champ de bataille en accomplissant un exploit guerrier.

L’une des manières de se faire remarquer sur le champ de bataille de cette époque était de faire preuve de son courage en lançant l’assaut contre l’ennemi lors d’une phase de type hasekumi ikusa, en l’abordant de front en premier. Ainsi, afin d’obtenir ce premier sang « direct », des guerriers d’un même camp se lançaient à cheval sur leurs ennemis tout en faisant la course, sans aucunement se soucier des dangers qu’ils encouraient, mais surtout de plus en plus sans observer une phase première de tir à l’arc derrière les boucliers : ces charges initiaient la bataille.
Nous pouvons observer que l’une des premières occurrences de ce type de course eut lieu durant le conflit de Genpei à la bataille d’Ichi no Tani 一ノ谷 (1184) : les troupes de Tada Yukitsuna 多田行綱 (dates inconnues, XIIe siècle) – ou de Minamoto no Yoshitsune 源義経 (1159-1189) selon la source – se disputant afin d’arriver en premier, ne se souciant absolument pas de la topographie dangereuse du chemin de montagne qu’ils étaient en train de dévaler à toute allure à cheval. Ce type de course fut notamment popularisé durant les deux tentatives d’invasions mongoles de 1274 et 1281. Nous pouvons donc constater un premier changement sur le champ de bataille : le cavalier ne tire plus ses flèches derrière les rangées de boucliers, il mène activement à l’assaut dès le début du combat afin de faire preuve de son courage et obtenir une récompense.

Cependant, la manière la plus notable d’accomplir un exploit guerrier était de prendre la tête de son ennemi. Originellement, le parti vainqueur, généralement celui des troupes impériales, récupérait les têtes des chefs ou généraux du parti adverse afin de prouver que le traître ou le rebelle était bel et bien mort. Les têtes étaient mises sur des piques, paradées dans les rues de la capitale, et enfin plantées devant l’une des portes de la ville afin d’être affichées en guise d’avertissement pour d’éventuels rebelles, mais également en guise de punition pour les morts.

Ainsi, le fait de prendre la tête d’un ennemi, et surtout d’un ennemi haut gradé, se démocratisa petit à petit sur l’archipel comme preuve ultime d’accomplissement d’un exploit guerrier. La pratique devint tellement courante qu’apparurent sur les champs de batailles des « juges de têtes » à qui les guerriers amenaient leurs prises. Ces « juges » observaient les têtes et notaient les récompenses qui seraient attribuées après les combats selon plusieurs critères comme le rang du mort, sa grimace, ou encore sa coiffure. Or, dans le but d’obtenir rapidement et facilement la tête de son ennemi, une seule solution s’offrait au guerrier : le corps à corps[11].

De fait, le champ de bataille évolua progressivement vers un usage majeur de l’arme blanche et des tactiques de mêlées, qu’elles soient entre cavaliers ou fantassins. Avec cet abandon de l’arc pour le sabre, le visage du champ de bataille du Japon médiéval s’est profondément modifié. Toutefois, contrairement au XVIe siècle et l’arrivée de l’arquebuse européenne sur l’archipel, la cause de ce changement ne fut pas une évolution technologique, mais un changement sociétal. L’usage majeur de l’arme blanche ne fut pas, en soit, dû à un progrès technique ou à une avancée tactique particulière, mais bel et bien à l’évolution des motivations des combattants. Avec la participation en masse de classes sociales plus diverses, les objectifs – et donc les manières de se battre – des guerriers évoluèrent à tel point que l’entièreté du champ de bataille médiéval japonais changea de visage, abandonnant l’arc pour saisir le sabre.
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Bibliographie sélective :
Azuma kagami 吾妻鏡 (« Le Miroir de l’Est »), vol. 1, Tōkyō, Yoshikawa Kōbunkan, 2016 (1re éd., 2007), 210 p., compilé et traduit en japonais contemporain par GOMI Fumihiko 五味文彦 et HONGŌ Kazuto 本郷和人
Azuma kagami 吾妻鏡 (« Le Miroir de l’Est »), vol. 2, Tōkyō, Yoshikawa Kōbunkan, 2012 (1re éd., 2008), 244 p., compilé et traduit en japonais contemporain par GOMI Fumihiko 五味文彦 et HONGŌ Kazuto 本郷和人
Genpei Seisuiki 源平盛衰記 (« Dit des vicissitudes des Taira et des Minamoto »), Tōkyō, Kokumin bunko kankōkai, 1910, 1210 p.
Heike monogatari kakuichibon zen 平家物語 覚一本 全 (Le dit des Heike, version Kakuichi entière), Tōkyō, Muzōno shoin, 2013, 490 p., annoté par ŌTSU Yūichi 大津雄一 et HIRAFUJI Sachi 平藤幸
Hōgen monogatari Heiji monogatari Jōkyūki 保元物語 平治物語 承久記 (« Le Dit de Hōgen, Le Dit de Heiji, “Chronique des troubles de l’ère Jōkyū” »), Tōkyō, Iwanami shoten, 1999 (1re éd., 1992), 614 p., annoté par KUBOTA Jun 久保田淳, KUSAKA Tsutomu 日下力, MASUDA Takashi 益田宗 et TOCHIGI Yoshida 栃木孝惟
Shiryō tsūran – Heihanki 資料通覧・兵範記 (« Coup d’œil sur les sources : notes journalières du chef du département des Affaires militaires Nobunori »), vol. 2, Tōkyō, Yūbunsha, 1915, 346 p.
DAUVERGNE Cécile, L’évolution des pouvoirs politique et poétique du clan Taira durant la seconde moitié du XIIe siècle, Paris, Institut national des langues et civilisations orientales, 2018, 253 p., mémoire de fin de master LLCER spécialité « Études japonaises » parcours « Recherche » de l’Institut national des langues et civilisations orientales
FUKUDA Toyohiko 福田豊彦 et SEKI Yukihiko 関幸彦, Genpei gassen jiten 源平合戦事典 (« Dictionnaire du conflit de Genpei »), Tōkyō, Yoshikawa Kōbunkan, 2006, 350 p.
FUJIWARA (Kujō) Kanezane 藤原(九条)兼実, Kujō kebon gyokuyō 九条家本玉葉 (« Livre des feuilles précieuses du clan de la neuvième avenue »), t. 7, Tōkyō, Kunaichō shoryōbu, 2001, 343 p.
FUJIWARA (Kujō) Kanezane 藤原(九条)兼実, Kujō kebon gyokuyō 九条家本玉葉 (« Livre des feuilles précieuses du clan de la neuvième avenue »), t. 8, Tōkyō, Kunaichō shoryōbu, 2002, 302 p.
FUJIWARA (Kujō) Kanezane 藤原(九条)兼実, Kujō kebon gyokuyō 九条家本玉 (« Livre des feuilles précieuses du clan de la neuvième avenue »), t. 9, Tōkyō, Kunaichō shoryōbu, 2003, 348 p.
JIEN 慈円, Gukanshō 愚管抄 (« Mes vues sur l’Histoire »), Tōkyō, Kōdansha, 2017 (1re éd., 2012), 445 p., traduit en japonais contemporain et annoté par ŌSUMI Kazuo 大隅和夫
KANEKO Tsunenori 金子常規, Heiki to senjutsu no nihonshi 兵器と戦術の日本史 (« Histoire japonaise de l’armement et de la tactique »), Tōkyō, Chūō Kōron Shinsha, 2014, 319 p.
KONDŌ Yoshikazu 近藤好和, Yumiya to tōken – Chūsei gassen no jitsuzō 弓矢と刀剣・中世合戦の実像 (« Arc et flèche, et armes blanches : le vrai visage des conflits médiévaux »), Tōkyō, Yoshikawa Kōbunkan, 2017 (1re éd. 1997), 232 p.
TOBE Tamio 戸部民夫, Nihon buki – bugu jiten 日本武器・武具事典 (« Dictionnaire de l’armement et de la panoplie du guerrier japonais »), Tōkyō, KK besuto serāzu, 2016, 276 p.
UESUGI Kazuhiko 上杉和彦, Genpei no sōran 源平の争乱 (« Le conflit de Genpei »), Tōkyō, Yoshikawa Kōbunkan, 2007, 272 p.
[1] Il est plus correct de parler de bushi 武士 que de samurai lorsque l’on veut désigner de manière générale les guerriers japonais.
[2] Aussi écrit 薙刀. L’usage de cette arme n’était cependant pas limité aux moines.
[3] Qui n’était cependant pas pratiquée par les guerriers japonais de l’époque médiévale.
[4] Il nous faut néanmoins faire attention : la réalité était régulièrement très éloignée de ce pattern. L’attaque surprise était très courante au Xe siècle par exemple.
[5] Nous appellerons ici bataille « officielle » tout combat se déroulant entre des troupes obéissant à la maison impériale ou à l’une des familles ou clans majeurs (Fujiwara 藤原氏, Minamoto 源氏 ou encore Taira 平氏) du Japon antique ou médiéval.
[6] Le cadran horaire était alors séparé en douze périodes d’environ deux heures et nommées selon les douze animaux du zodiaque chinois.
[7] Le terme « Genpei » est issu des lectures on 音読み des caractères des deux clans principaux ayant participé militairement et politiquement au conflit, soit les Minamoto 源 (ou Genji 源氏) et les Taira 平 (ou Heishi 平氏). Toutefois, ce conflit ne se résume pas à une dualité : plusieurs branches de ces deux clans se sont affrontées, parfois entre elles, et d’autres acteurs comme la maison impériale ou encore les Fujiwara 藤原 étaient fortement impliqués.
[8] Il était à l’époque extrêmement important de respecter les précédents (chinois ou japonais), ces stratagèmes n’en faisant pas partie, ils ne furent pas activement employés par des troupes « impériales » avant les années 1150. Cependant, leur usage était courant dans les guerres privées du Xe siècle par exemple.
[9] En dehors de la période où l’Empire utilisait la conscription.
[10] C’était déjà le cas auparavant, mais à une moins grande envergure.
[11] Avant, les têtes étaient récupérées à la fin du combat. Les guerriers pouvaient, par exemple, inscrire leur nom sur leurs flèches et prendre leur dû une fois le calme revenu. Néanmoins, il y avait parfois des « tricheurs ». De plus, le maniement de l’arme blanche (ou de l’arme d’hast) était considéré comme plus facile que la pratique de l’archerie montée. Il était donc plus simple d’entraîner les troupes non-professionnelles. Par ailleurs, une fois le juge directement sur le champ de bataille, concourir avec le sabre accélérait les choses.