Par Daniel Poloyko, de l’association Paroles de Défense.
Dans son discours du 8 juillet 2020 présentant la vision stratégique de l’Armée de Terre pour les dix prochaines années, le Chef de l’État-Major de l’Armée de Terre, le général Thierry Burkhard a dit que « nous ne faisons jamais la guerre seuls et nous avons besoin des autres »[1], en soulignant l’importance du partenariat franco-belge constitué autour du programme français Scorpion – programme de renouvellement et modernisation de l’armée de terre française comprenant entre autres trois nouveaux véhicules (Jaguar, Griffon, Serval), rénovation du char de bataille Leclerc, nouveau système d’information… – . Cette coopération militaire entre la République française et le Royaume de Belgique, qui est en train de devenir une réalité de plus en plus tangible, est issue d’une longue histoire de relations bilatérales et comporte des avantages évidents.
Avant de nous tourner vers les détails du partenariat actuel, il serait intéressant de rappeler des épisodes précédents de la coopération entre les deux nations. Dans son Histoire de l’infanterie en France, le lieutenant-colonel Belhomme relate que peu de temps avant la Révolution française, le 18 novembre 1787, fut créé par ordonnance royale le régiment Royal-Liégeois. Structuré de la même manière que les autres régiments de l’armée royale, il était toutefois composé exclusivement de Liégeois, tant soldats qu’officiers[2].

Lors de la Révolution française et suite à la proclamation dans les Pays-Bas autrichiens des éphémères États belgiques unis en 1790, les liens militaires se resserrent dans tous les sens du terme après l’annexion des provinces de l’actuelle Belgique par la Première République en 1795. C’est ainsi que de nombreux Belges, qu’ils soient Flamands ou Wallons, se retrouvent côte à côte avec les soldats français dans les guerres de la Révolution, au sein parfois d’unités « nationales », comme par exemple la « Légion des Belges et des Liégeois »[3].
Avec l’avènement de l’Empire, les soldats belges sont inclus dans les régiments français et participent donc aux campagnes de la Grande Armée au même titre que les citoyens français. Cet héritage napoléonien se manifeste notamment dans le chant wallon « Li pantalon trawé », fortement inspiré du chant « Te souviens-tu ? » d’Émile Debraux et retraçant le chemin d’un grognard liégeois « du fameux temps du grand Napoléon »[4] jusqu’à l’indépendance de la Belgique.
En 1830, alors que la pression politique, linguistique et religieuse des Pays-Bas sur leurs nouveaux sujets rattachés après la bataille de Waterloo devient trop lourde, une révolution éclate dans les provinces qui se sentent oppressées. La France, qui vient tout juste de changer de régime et de roi, réfléchit à la manière dont elle pourrait aider son voisin et potentiel allié francophone. Le fils puîné de Louis-Philippe d’Orléans, Louis, duc de Nemours, est même élu en tant que Roi des Belges lors du Congrès national belge[5]. Mais soucieux de ne pas dresser contre lui les autres monarchies d’Europe apeurées d’une reprise possible de l’expansionnisme français, Louis-Philippe refuse cette option et c’est le candidat favorisé par le Royaume-Uni, Léopold de Saxe-Cobourg-Gotta, qui devient le premier Roi des Belges.


Pourtant, ce n’est pas parce que le prétendant français n’obtient pas le trône que la France reste passive dans les premières actions de sa voisine naissante. Ainsi, lors de la Campagne des Dix-Jours, durant laquelle Guillaume d’Orange espère reconquérir les provinces rebelles de la partie méridionale de son royaume, les troupes françaises sous le commandement du maréchal Gérard entrent en Belgique, ce qui pousse les Néerlandais à se retirer et à reconnaître le jeune État. Peu de temps après, le nouveau Roi épouse Louise d’Orléans, scellant ainsi un rapprochement avec la France, confirmé par l’intervention en 1832 de l’armée française pour chasser les Néerlandais, aspirants à la revanche, de la ville d’Anvers.
Ainsi naissait dans un esprit de confiance et de respect mutuel une nouvelle alliance solide sur le continent européen : l’alliance franco-belge. Une coopération efficace qui sera prouvée au XXe siècle lors des deux conflits mondiaux, très coûteux en hommes pour les deux nations. Les soldats des deux pays se sont, en effet, battus épaule contre épaule tant en territoire belge que français.

Il convient également de revenir sur l’occupation de la Ruhr en 1923. Favorisée par un accord secret de coopération militaire signé en 1920 entre la France et la Belgique, cette entreprise était, du début à la fin, un projet commun, porté tant par Raymond Poincaré (Président du Conseil de la République française) que par le Roi Albert Ier et soutenu par les parlementaires dans les deux pays. Son objectif était d’obtenir de la part de l’Allemagne les réparations de guerre et d’éviter une reprise de puissance. Certes un échec, l’occupation de la Ruhr demeure un témoignage réel de la coopération franco-belge dans l’entre-deux-guerres.

À la fin de la Seconde Guerre mondiale, le besoin de coopération entre les pays européens pour maintenir la paix apparaît indiscutable. Il s’agit de l’une des principales raisons de la construction européenne, qui demeure jusque de nos jours un cadre stable pour le développement de la coopération franco-belge, et ce pas uniquement dans le domaine militaire.
Après avoir abordé l’aspect purement historique et diplomatique, on peut brièvement évoquer, d’un point de vue plus ludique et à titre d’exemple, quelques influences de la France sur la Belgique qui ont eu lieu durant cette longue histoire de coopération. La première image qui vient à l’esprit est sûrement l’emploi par les troupes belges du casque Adrian, emblématique des deux guerres mondiales.

On peut également citer la similitude des uniformes des élèves-officiers de l’École Royale Militaire et ceux de l’École Spéciale Militaire (ainsi que la similitude de nom). Ces deux institutions reposent sur un socle commun d’idéaux et aspirent à promouvoir parmi leurs étudiants le patriotisme, le courage et le sens de l’honneur, tout en leur fournissant un enseignement de qualité pour être un excellent chef sur le champ de bataille.

Comme évoqué précédemment, cette coopération connaît une phase extrêmement active depuis le 21 juin 2019 avec la signature de l’accord CaMo (Capacité Motorisée) entre les deux pays, qui mérite une analyse plus détaillée.
Pourquoi ?
Avant d’analyser le contenu du programme, il faut d’abord rappeler ses origines. Et tout a commencé en Belgique. Face à une doctrine et un matériel commençant à vieillir, la Composante terre de l’armée belge s’est mise en quête d’un partenariat stratégique solide en matière de capacité motorisée (d’où l’abréviation « CaMo ») afin de procéder à un renouvellement et pleinement remplir les critères demandés par l’OTAN. Or, la « Vision stratégique pour la défense de la Belgique » du 29 juin 2016 prévoyait la recherche d’un partenaire stratégique, avec lequel l’armée pouvait coopérer de manière approfondie pour, bien sûr, renforcer la Défense nationale, mais également pour consolider l’Europe de la défense.
C’est la France qui fut choisie, en raison, notamment, d’un lien historique fort entre les deux pays et les deux armées. Mais en politique, toute décision doit avoir un fondement solide. Ainsi, au delà de cette relation, la Belgique a privilégié ce partenariat avec la France en raison du SICS (Système d’Information de Combat Scorpion), qui est actuellement l’un des concepts les plus novateurs et technologiques de l’OTAN, et dont la temporalité de la mise en place coïncide parfaitement avec les attentes de l’État-Major belge.
Quoi et quand ?
Si on parle de la partie émergée de l’iceberg, sa composante la plus visible, il s’agit d’une vente d’armements. Grâce au partenariat, la Composante terre de l’Armée belge, après y avoir investi 1,5 milliard d’euros, doit acquérir 382 Griffons et 60 Jaguars, fabriqués de la même manière que les véhicules qui s(er)ont déployés dans l’armée française. Les livraisons sont prévues dès 2025, répondant au calendrier demandé par l’armée belge. Deux Griffons avaient d’ailleurs été présentés au public en 2019 à l’occasion de la fête nationale belge du 21 juillet.

Toutefois, il serait injuste de penser que le partenariat CaMo se limite à un simple transfert de véhicules. L’ambition est bien plus grande : il s’agit d’unifier non seulement les équipements, mais également les doctrines militaires et la formation des soldats afin de pouvoir atteindre en cas de besoin une complémentarité parfaite entre les unités françaises et belges. Cette conception est profitable aux deux armées qui peuvent se moderniser de manière presque simultanée et être en mesure de pouvoir répondre aux situations de crises de demain.
Comment ?
Comme l’a souligné devant l’Assemblée nationale le député Jean-Charles Larsonneur dans son discours du 21 mai 2019[6], le partenariat CaMo a été procédé, sur demande de l’État belge, à une vente par accord gouvernemental, équivalent au Foreign Military Sales américain.
En utilisant la formule « G2G » (Government to Government), la Belgique s’assure, d’après le général Marc Thijs, de pouvoir insérer ses officiers auprès de son homologue français, afin « d’éviter tout doublon »[7] et de développer une coopération réelle et efficace.
Il convient d’ailleurs de souligner qu’en attendant 2025 le projet ne reste pas seulement sur le papier. Le premier pas a été franchi le 18 septembre 2019 lors de l’exercice « Celtic Uprise » qui a mobilisé environ 1.000 personnes. Conformément à l’objectif du partenariat, à savoir une complémentarité parfaite, les militaires belges ont été placés au sein de sous-groupement tactique interarmes (SGTIA) évoluant au sein des groupements tactiques interarmes (GTIA) selon les modalités de la doctrine française.

Nous pouvons donc constater que le programme franco-belge CaMo est un partenariat qui vise à s’adapter aux enjeux militaires de demain grâce à une coopération extrêmement développée entre les effectifs de chaque armée, alliant à la maitrise du matériel une doctrine de combat commune.
Tout cela semblerait donc être le point de départ d’une coopération qui, fondée sur le programme Scorpion, pourrait être établie sur le niveau européen, en donnant réellement vie à une Europe de la défense prête à faire face, avec rapidité et efficacité, aux menaces que réserve le futur.
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Bibliographie :
LtnCln BELHOMME, Histoire de l’infanterie en France, tome 3, Imprimerie militaire Henri Charles-Lavauzelle, p. 409
DHONDT Jean, Histoire de la Belgique, PUF, Paris, 1968
Ressources Numériques
Ministère des Armées, Armée de Terre, Supériorité opérationnelle 2030 : Vision stratégique du chef d’état-major de l’armée de Terre, 8 juillet 2020, Youtube, [en ligne] https://www.youtube.com/watch?v=7gQ1TeMhmII
AVIS FAIT AU NOM DE LA COMMISSION DE LA DÉFENSE NATIONALE ET DES FORCES ARMÉES SUR LE PROJET DE LOI (N° 1825) ADOPTÉ PAR LE SÉNAT, autorisant l’approbation de l’accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement du Royaume de Belgique relatif à leur coopération dans le domaine de la mobilité terrestre, [en ligne] http://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion_def/l15b1954_rapport-avis#_Toc256000015
Ministère des Armées, Direction Générale de l’Armement, Partenariat stratégique franco-belge CaMo : entrée en vigueur de l’accord intergouvernmental et notification du contrat d’acquisition des véhicules blindés, mis à jour le 05/07/2019, [en ligne] https://www.defense.gouv.fr/dga/actualite/partenariat-strategique-franco-belge-camo-entree-en-vigueur-de-l-accord-intergouvernmental-et-notification-du-contrat-d-acquisition-des-vehicules-blindes
Ministère des Armées, Armée de Terre, Celtic Uprise, France et Belgique unis dans la préparation opérationnelle, Ministère des Armées, mis à jour le 20/09/2019, [en ligne] https://www.defense.gouv.fr/fre/terre/actu-terre/celtic-uprise-france-et-belgique-unis-dans-la-preparation-operationnelle
CABIROL M., “Véhicules blindés : le ministère des Armées notifie à Nexter le programme CaMo (Belgique)”, La Tribune, 16/07/2019, [en ligne] https://www.latribune.fr/entreprises-finance/industrie/aeronautique-defense/vehicules-blindes-le-ministere-des-armees-notifie-a-nexter-le-programme-camo-belgique-823693.html
D’HAENE G-J, Scorpion sort de l’ombre, La Défense, [en ligne] https://magazines.mil.be/scorpion-sort-de-lombre/?lang=fr
Texte du chant «Li pantalon…», [en ligne] https://lucyin.walon.org/livreye/istwere3.html#pantalon
Régiments belges pendant la Révolution française, [en ligne] https://revolutionsehrietranger.wordpress.com/legion-des-belges-et-liegeois/
[1] https://www.youtube.com/watch?v=7gQ1TeMhmII&ab_channel=Arm%C3%A9edeTerre [dernière consultation le 05/12/2020]
[2] BELHOMME V.L.J.F. (Ltn Cln), Histoire de l’infanterie en France, tome 3, 1893-1902, Imprimerie militaire Henri Charles-Lavauzelle, Paris, Limoges, 518 pages, p. 409
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k54939934/f417.item [dernière consultation le 05/12/2020]
[3] https://revolutionsehrietranger.wordpress.com/legion-des-belges-et-liegeois/ [dernière consultation le 05/12/2020]
[4] https://lucyin.walon.org/livreye/istwere3.html#pantalon [dernière consultation le 05/12/2020]
[5] DHONT J., Histoire de la Belgique, Paris, PUF, 1968, 126 pages, p. 96
[6] http://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion_def/l15b1954_rapport-avis#_Toc256000015 [dernière consultation le 05/12/2020]
[7] Idem